Correct BC:intégre>iutègre. P49tirage1: pourquoi En voyage sur les fugitives prairies ne serait-il pas envisageable comme 6+6??

 

 

Les Mètres de Jules Laforgue:

Pour une analyse distributionnelle

du vers de 12 syllabes

Abstract

(For a distributional analysis of Laforgue's alexandrines)

         This paper tackles Laforgue's irregular alexandrines and, rejecting the idea that it is prose or doggerels, maps out a rigourous system to generate such an array. Reading his first unpublished verses, relevant shortages appear: the 6th syllable never bears a proclitic (C), a monosyllabic preposition (P), a run-on word (M) or a feminine "e" (F). These regularities were typical features of classical alexandrines, metrically structured into 6-6, since the 16th century (system 1). But from Les Complaintes until 1886, one out of every four lines is occupied by one of the above criteria and corresponds to new metrical moulds. To get a firm grip on these verses, one must look at other positions of syllables not containing C, P, M or F. 70% of the non-6-6 verses are 4-4-4, 8-4 and 4-8, with a near-systematic subdivision into 3-5 or 5-3 for the octosyllabic segment (systems 2 to 4). But I propose to go further and to conceive a system 5, that describes all the combinations with 3, 4 and 5 syllables. Thereby 98% among the non-6-6 alexandrines fit into a metrical framework.

         Si les métriciens s'accordent pour reconnaître qu'à partir de 1882-1883 Jules Laforgue a maltraité le 12-syllabe, personne n'a montré de façon systématique comment il l'avait traité en fin de compte. Le vers des Complaintes et des recueils qui suivent a bien été disséqué, mais sans que cela dépasse le stade de l'observation ponctuelle, et surtout sans une théorie globale qui viendrait soutenir les analyses in situ. Or, avant de rédiger les célèbres Complaintes, Jules Laforgue a écrit des poèmes de facture beaucoup plus classique[1], qui éclairent, à de nombreux points de vue, les oeuvres de la maturité. Malgré la regrettable dispersion des manuscrits de l'auteur après sa mort, il a été conservé, ou retrouvé, de ces premiers essais plusieurs dizaines de titres. Une très grande majorité d'entre eux était destinée au Sanglot de la Terre, ambitieux pensum philosophique jamais publié et présentent une indéniable cohérence, thématique autant que formelle. Avant de décrire le 12-syllabe des dernières années, il est donc indispensable de considérer les écrits antérieurs et de dégager la structure des alexandrins composés à Tarbes puis à Paris, ainsi que les contraintes structurales qui en découlent[2].

         Les premiers 12-syllabes sont au nombre de 2165[3]. Dans leur quasi totalité, ils ne comportent aucune entrave syntaxique ou prosodique après la sixième frontière syllabique qui interdirait une coupe métrique 6-6[4]. Il est donc très probable que tous, ou presque, soient des vers composés de deux segments équivalents de six syllabes chacun. Le poème Derniers soupirs d'un Parnassien (I, p.202) apparaît, dans cette perspective, comme une mise en abyme de la mesure même du mètre alexandrin. En effet, la pièce se compose d'une suite de dodécasyllabes à rimes plates, exception faite pour le premier et dernier vers qui, avec leurs six syllabes onomatopéiques, scandent la mesure sexasyllabique de chaque hémistiche (les tirets au milieu des vers signalent cette division):

                                              Klop, klip, klop, klop, klip, klop.

                  Goutte à goutte égrenant - son rythmique sanglot

                  Aux vasques du bassin - où l'eau dort immobile

                  Un jet d'eau trouble seul - la nuit calme et tranquille.

                  (...)

                  Je me fonds doucement... - je suis mort, rien... je doute

                  Si j'entends le jet d'eau - ponctuer goutte à goutte

                  Le silence éternel - d'un rythmique sanglot

                                              Klop, klip, klop, klop, klip, klop...

         Seulement 28 vers, soit un peu plus d'un pour cent du corpus, viennent rompre cette constante distributionnelle et le mètre qu'elle traduit: il semble assez difficile d'imaginer pour ceux-là un découpage 6-6. On y accordera le plus grand intérêt car ils sont les prémices des innovations futures. Afin de procéder à des regroupements, on suivra Cornulier 1982 qui propose de distinguer différents types d'entraves à la césure. Sa typologie permet de classer en quatre catégories les infractions à la "règle" qui veut que la sixième frontière syllabique demeure libre. Chez le Laforgue des années 1879-1881, on observe la répartition suivante:

         - 18 vers présentent un proclitique en sixième position, qu'il s'agisse d'un déterminant:

 

         Ira pourrir dans son - doux linceul de dentelles                     (I, p.293, v.7)

ou d'un pronom:

                           

         Et qu'on est seul, et qu'on - peut tout! Qui donc m'arrête      (I, p.296, v.6)

         Décidons de noter Cn[5] les syllabes n qui comportent l'un des clitiques suivants: les articles définis l(e), la, les; les indéfinis ou contractés un, une, des du, au, aux; les déterminants possessifs mon, ma mes, ton, ta, tes, son, sa, ses, notre, nos, votre, vos, leur(s); les démonstratifs c(e), cet(te), ces; les pronomsj(e), tu, il(s), elle(s), on, c(e), nous, vous, l(e), la, les, se, lui, leur; les neutres c(e) et ça, les pronoms-adverbiaux en et y.

         Les deux vers ci-dessus seront dits C6 et il sera peu probable qu'ils puissent se découper en 6-6[6].

         - 1 seul alexandrin du corpus comporte une préposition monosyllabique en cette même position:

 

         En bas la rue où dans - une brume de suie                             (I, p.248, v.3)

         Notons Pn toute syllabe n portant l'une des prépositions suivantes, lesquelles interdisent, ou du moins rendent difficile, une coupe subséquente: à, chez, dans, de, dès, en, ès, hors, sans, sous, sur, vers. S'y ajoutent les prépositions contre et entre lorsque leur "e" final est élidé. Le vers (I, p.248, v.3) sera codifié P6.

         - 8 occurrences ont une sixième syllabe avec un enjambement de mot, comme:

 

         Tout, paysage affli - gé de tuberculose                                   (I, p.317, v.1)

Appelons Mn toute syllabe n coïncidant avec une syllabe de mot antérieure à la syllabe accentogène. Ici, -fli- est M6 et ne peut évidemment être suivi d'une coupe qui séparerait l'accent tonique de sa base.

         - Enfin, un vers comporte un "e" féminin[7]:

 

         A l'infini! Peuples - de frères plus heureux!                            (I, p.297, v.6)

 

         Toute syllabe n présentant un "e" féminin non élidé sera étiquettée Fn. Soit F6 pour l'exemple qui précède[8].

         Ces quelques vers irréguliers[9], par rapport au schéma 6-6 dominant, deviennent pléthore dans l'oeuvre mature du poète. Sur les 1491 dodécasyllabes que comptent Les Complaintes, L'Imitation de Notre-Dame la Lune et Des Fleurs de bonne volonté, 362 sont (C, P, M ou F)6, c'est-à-dire que 362 vers ont à la sixième syllabe un des quatre éléments contraignants définis ci-dessus. Par conséquent, un quart des alexandrins de la maturité ne répondent probablement plus au moule 6-6. Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne présentent pas des régularités autres.

         Afin d'éviter l'arbitraire d'une analyse subjective, qui attribuerait à chaque occurrence déviante une mesure dépendante du rythme et du sens de la phrase, mesure qui ne serait alors plus métrique mais prosodique, il est nécessaire d'étudier la structure distributionnelle de chaque alexandrin dissident et de les comparer entre elles. Il est probable, en théorie, que des frontières syllabiques autres que la sixième soient peu marquées par les critères C, P, M et F dégagés plus haut. Ces carences seraient l'indice de coupes métriques potentielles, comme elles l'étaient pour l'alexandrin classique avec césure à l'hémistiche[10].

         Sur 362 vers (C, P, M ou F)6, se dégage une majorité de 208 M6 (57,5%), laquelle s'explique évidemment par la fréquence en français des polysyllabes. 102 autres (28%) portent un clitique en cette même sixième position et 40 (11%) une préposition, ce sont également des proportions attendues en regard des régularités de notre langue. Plus significatif est le très petit nombre de vers comportant un "e" féminin non élidé: seulement 12 F6 alors que ce critère apparaît une fois sur dix pour les autres positions, la première et la douzième exceptées bien entendu. On aurait dû trouver entre 30 et 40 alexandrins marqués F6 sur 362. En fait, placer un "e" muet à la césure semble être l'infraction la plus difficile à commettre. Même les dodécasyllabes F7, c'est-à-dire avec un paroxyton enjambant la césure, sont plus rares qu'ils ne devraient. On dénombre 48 occurrences de ce type sur 1500 vers, là où une centaine au moins serait prévisible. Preuve qu'on ne se débarrasse pas facilement de plusieurs siècles de métrique classique.

         83 vers (C, P, M ou F)6, soit 22,9% des non 6-6, présentent une première régularité distributionnelle notoire. Ils sont vides sur les quatrième et huitième positions, c'est-à-dire qu'il existe de fortes chances pour qu'ils soient des ternaires, découpés 4-4-4. En voici un échantillon représentatif[11] (les tirets marquent le mètre, les caractères gras la sixième syllabe marquée):

 

C6:   Et le piston - risque un appel - vers l'Idéal                            (I,p.107, v.13)

P6:   Où sont les step - pes de tes seins - que j'y rêvasse?            (I, p.127, v.20)

M6:   Je redescends - dévisagé - par les enfants                             (I, p.59, v.12)

F6:   Ah! rien qu'un pont - entre Mon Coeur - et le Présent!         (II, p.86, v.15)

         Pour plus de clarté, nous reprendrons la terminologie de Cornulier, et nous appellerons vers du système 2 tous ceux qui répondent au moule 4-4-4, le système 1 réunissant les 6-6. Cette numérotation implique bien entendu une hiérarchie dans la démarche méthodologique. Si l'on peut admettre, au regard de la seule prosodie, une tripartition équisyllabique de quelques occurrences, comme dans:

 

         Noèl! Noèl! - j'entends les clo - ches dans la nuit...               (I, p.185, v.1),

le mètre 6-6, structure véritablement constitutive du vers de 12 syllabes, demeure pertinent puisque rien ne vient l'entraver. On privilégiera donc un découpage

                  Noèl! Noèl! j'entends - les cloches dans la nuit...

contre une lecture seulement déduit du rythme de la phrase[12].

         Si la mesure ternaire ne représente qu'un quart des occurrences, les types les plus répandus par ailleurs sont dérivés de cette forme tripartie. A côté du 4-4-4, dominent nettement des vers cumulant un 4 et un 8-syllabe. 74 réalisations (20,5%) sont 8-4 et 89 (24,6%) 4-8. Mais les purs "semi-ternaires"[13] sont rares. La comparaison des structures distributionnelles montre que 95% des octosyllabes qui participent d'une mesure 8-4 ou 4-8 se subdivisent eux-mêmes en deux segments de 3 et 5 syllabes. Ainsi, l'alexandrin de Laforgue ne présente pas simplement deux moules complé­mentaires du rythme 4-4-4, mais quatre structures à la fois voisines et distinctes: 3-5-4, 5-3-4, 4-3-5 et 4-5-3. Le mètre le plus fréquent est celui qui présente une suite pro­gressive dans l'octosyllabe, avec une gradation de trois puis cinq syllabes. On dénombre ainsi 36 vers 3-5-4 (22% des semi-ternaires)[14]:

                 

C6:   On m'a dit - la vie au Far-West - et les Prairies                   (II, p.110, v.1)

P6:   Des minuits, - confits dans l'alcool - de tes délices.              (II, p.52, v.14)

M6:   Pour qu'on prît - la photographie - de Mon Orteil              (II, p.153, v.10)

F6:   J'en suis sû - re comme du vi - de de mon coeur,                  (II, p.84, v.21)

et  55 vers 4-3-5 (33,7%):

 

C6:    Les bras en croix - vers les miels - du divin silence              (II, p.24, v.39)

P6:    Tu te racon - tes sans fin, - et tu te ressasses!                        (I, p.61, v.19)

M6:   Ou m'agacez - au tournant - d'une vérité;                              (I, p.44, v.24)

Malgré tout, la réalisation inverse, avec une suite dégressive de segments de cinq puis trois syllabes, n'est pas en reste avec 32 occurrences (19,6%)  du moule 5-3-4:

 

C6:   Ne force jamais - tes pouvoirs - de Créature                       (I, p.141, v.25)

P6:   Pour s'inoculer - à jamais - la Lune fraîche!                         (II, p.17, v.36)

M6:   Mondes vivotant, - vaguement - étiquetés                             (I, p.36, v.57)

F6:   Que c'est dans la Sain - te Pisci - ne ésotérique                  (I, p.36, v.116)

et  31 (19%) du 4-5-3:

 

C6:    Sont des comptoirs - où tu nous marchan - des tes yeux    (II, p.138, v.42)

P6:    Ouvrant vos ai - les à deux battants - d'in-folio;                  (II, p.24, v.42)

M6:   Vivre est encor - le meilleur parti - ici bas.                            (I, p.76, v.28)

         Dès la première année passée à Berlin, Jules Laforgue innove[15] en suivant ces patrons, sans qu'une réelle évolution soit perceptible dans son oeuvre antérieure, mis à part quelques textes comme Margaretha, rares prodomes des transgressions à venir. Malgré l'ingéniosité et la virtuosité dont il fait preuve, il n'a pas sorti de son chapeau une palette métrique aussi riche et diversifiée. L'explication est simple: l'évolution avait déjà eu lieu chez d'autres, Laforgue n'a eu qu'à copier (avec génie, s'entend) ses contemporains et, comme on le verra, à systématiser leur démarche.

         Cornulier a montré qu'il existait chez Verlaine une nette diachronie des types métriques. Les dodécasyllabes écrits avant Sagesse sont descriptibles, dans leur quasi-totalité, grâce au système 3 (mètres 6-6, 4-4-4, 8-4), alors qu'il est nécessaire d'envisager un système 4 (moules du système 3 plus 4-8[16]) pour ceux concernant ce recueil. Or, Sagesse a paru dès  décembre1880, et nous avons la preuve que Laforgue a lu et suivi avec intérêt la production de Verlaine. Par exemple, dans une lettre datée du jeudi 29 novembre 1883, il écrit à Gustave Kahn: Verlaine a publié il y a bien deux ans, chez Palmé le très-catholique, Sagesse où il y a des choses épatantes pour moi, de la vraie poésie, (...) Maintenant j'ai lu de lui encore des choses dans la même note, dans le Chat noir (caractères gras miens[17]). Rien d'étonnant, donc, que le jeune homme ait pu passer directement du système 1 au système 4 le plus abouti - c'est-à-dire avec une bipartition de l'octosyllabe -: d'autres[18] avaient préparé le terrain des possi­bilités métriques.

         Et le poète exploitera en même temps toutes ces mesures nouvelles. La relative égalité des proportions de ternaires et de semi-ternaires dans les recueils de la maturité prouve qu'à partir du moment où il décide de rompre en visière à la tradition, Laforgue compose aussi bien des 4-4-4 que des 3-5-4, des 5-3-4, des 4-3-5 et des 4-5-3. Construire son vers selon tel ou tel système (tous étaient acquis) lui importait peu, ce qui comptait était de couper ailleurs qu'en sixième position. Pour Laforgue, ces schémas métriques étaient équipotents et, pour cela, sans doute perçus comme équivalents.

         Cette très probable influence culturelle et l'importance des proportions dégagées (les moules tripartis 3-5-4, 5-3-4, 4-3-5 et 4-5-3 représentent 45,1% des non 6-6) laissent deviner qu'il existe, dans l'oeuvre versifiée de Laforgue, un système idio­syncrasique, que nous baptiserons système 5, lequel répondrait à la formule suivante:

() = 6-6

où le trait au-dessus des trois chiffres, conjugué avec le jeu des parenthèses, marque deux niveaux d'indifférence dans la distribution des éléments. Le sous-groupe (3-5) peut se présenter concrètement sous la forme 3-5 ou 5-3, et le nombre 4 apparaître indifféremment à droite ou à gauche de ce couple. La formule engendre donc tous les dodécasyllabes répondant aux schémas 4-3-5, 4-5-3, 3-5-4 et 5-3-4.

         Puisque les semi-ternaires à trois segments syllabiques ne sont plus minoritaires et cantonnés à un rôle compensatoire (un vers sur dix par exemple), ils constituent un groupe aux structures suffisamment régulières pour être perçues. Ces dodécasyllabes ne sont plus analysés comme tels seulement à cause d'une équivalence 8-4 = 6-6 et 4-8 = 6-6[19]. Cette équation existe, mais, chez Laforgue, sérieusement concurrencée par 4-5-3 = 4-3-5 = 3-5-4 = 5-3-4 = 6-6.

         Demeure le problème des 116 vers (32%) exclus du système 5 tel que défini ci-dessus. Généralement, dans les ouvrages traitant de métrique, les exégètes recourent à l'intuition et classent en marge les occurrences irréductibles aux mesures les plus courantes, les considérant comme originales ou marginales. Nous voudrions montrer que la méthode distributionnelle permet de traiter de façon systématique tout type de vers composé, y compris les plus singuliers, et, surtout, que les prétendus vers déviants n'en sont pas: ils relèvent d'une systémique qui, jusqu'à aujourd'hui, a échappé aux observateurs faute d'outils et de concepts adéquats.

         Très souvent, sous la plume des analystes, là où le 6-6 et le ternaire disparaissent, survient le 7-5 (et son envers le 5-7). Si nous examinons la septième frontière syllabique des vers qui ne peuvent être intégrés au système 5, une très nette carence des critères C, P, M et F est enregistrée. De plus de 50% de verrouillages, nous tombons à un peu plus de 10. Est-ce suffisant pour affirmer que les vers concernés sont 7-5? Cela ne va pas sans poser de sérieux problèmes théoriques.

         Tout d'abord, 7-5/5-7 suppose un système parallèle aux précédents, et sans lien direct avec eux. Les systèmes 2 à 5 sont satisfaisants car ils s'inscrivent dans une logique, qui les rend dépendants les uns des autres et les conforme en vertu d'une hiérarchisation des formes:

         - (C, P, M ou F)6 régit S4 et S8 vides (output: 4-4-4),

         - (C, P, M ou F)6 et (C, P, M ou F)4 influencent S(3 ou 5) et S8 vides (output: 3-5-4 ou 5-3-4),

         - (C, P, M ou F)6 et (C, P, M ou F)8 influencent S4 et S(7 ou 9) vides (output: 4-3-5 ou 4-5-3).

Une coupe 7-5/5-7 romprait cette unité conceptuelle. Elle obligerait à admettre une influence de (C, P, M ou F)6 sur S7 ou S5 vide, à construire un autre système de contraintes qui ne pourrait s'inclure aux premiers.

         Imaginons cette coupe effective, apparait un deuxième problème, celui de la percep­tibilité de toutes ces équivalences supposées. Il est plausible qu'un ensemble de types relevant d'une même logique systémique soit sensible, avec une part d'appro­ximation inévitable mais encore insuffisante pour infirmer la pertinence métrique des types concernés (voir infra). La perceptibilité d'une coupe 7-5/5-7, sans lien avec les systèmes précédents, est par contre sujette à caution.

         Enfin, d'un point de vue méthodologique, il n'est guère prudent d'admettre une prolifération de schémas issus de différentes lignées. C'est la porte ouverte à toutes les fantaisies pseudo-métriques. Si on admet qu'à côté de l'ensemble formel dessiné par les systèmes 2 à 5 puisse s'ajouter un système 7-5/5-7, pourquoi refuser un système 1-11, 2-10, 3-9, avec à chaque fois des subdivisions infinies du segment de plus de huit syllabes en 2 à 3 cellules? On retournerait vite au règne de l'arbitraire.

         Plutôt que d'accepter, a priori, l'idée que tout vers hors système 5 de Laforgue est un 7-5 virtuel, parce que quelques-uns en ont fait, recherchons la logique propre à son entreprise poétique. Nous avons volontairement négligé une donnée: la lègère diminution proportionnelle de S3. Il est séduisant d'imaginer qu'une majorité de ((C, P, M ou F)4, (C, P, M ou F)6 et (C, P, M ou F)8) sont perceptibles comme des 3-4-5, c'est-à-dire comme des vers construits avec des segments de 3, 4 et 5 syllabes, à l'instar des 3-5-4, des 5-3-4, des 4-3-5 et des 4-5-3. Or, parmi les alexandrins non encore classés, 51 (44%) s'intègrent à ce type:

 

C6:    Sur les pics, - claquant des dents - à ces tourterelles            (II, p.24, v.28)

P6:    Os de chat - te, corps de lier - re, chef d'oeuvre vain!            (I, p.46, v.46)

M6:   Illico, - le fondement - de la connaissance,                          (I, p.127, v.32)

F6:    Infini - qui êtes donc - si inconcevable!)                                (II, p.104, v.2)

On repère de même 27 vers 5-4-3 (23%), mètre spéculaire du précédent[20]:

 

C6:   A l'aube des mers; - on fait sécher - nos cavales.                     (II, p.153, v.3)

P6:   Des Mormons pour l'art - dans la jalou - se Paphos                  (II, p.54, v.2)

M6:   Feu-follet connu, - vertugadin - du Néant;                                (I, p.46, v.54)

F6:   La somme des an - gles d'un trian - gle, chère âme,                   (II, p.96, v.3)

         Les vers décomposables en 3-4-5 et 5-4-3 constituent une proportion suffisante (78 vers, soit 67% de ceux non encore catalogués) pour affirmer qu'ils dessinent un nouveau type métrique instauré par Laforgue. Le système 5, défini supra, intègre ces occurrences si on élargit sa définition à:

                                              6-6 = (--)

où le trait pointillé[21] et la suppression des parenthèses internes permettent non plus une simple inversion de l'ordre des composants, mais un désordre distributionnel, lequel suppose une équivalence 3-4-5 = 3-5-4 = 4-5-3 = 4-3-5 = 5-3-4 = 5-4-3 = 6-6. La formule (3-4-5) rend compte rigoureusement, et cela pour la première fois, de vers en apparence anarchiques et multiples grâce à une seule équation qui génère plus des deux tiers des dodécasyllabes récalcitrants de Laforgue et la quasi-totalité des semi-ternaires.

         Ce sont d'ailleurs ces semi-ternaires à octosyllabe subdivisible, décrits par (), qui sont à l'origine d'une telle assimilation. Rien n'empêchait un poète, à partir du moment où il pratiquait une subdivision de l'octosyllabe, de mettre au même niveau les interversions de segments, sinon la pression métrique qui maintenait la prédominance des systèmes 2, 3 et 4. Or, cette influence des schémas 4-4-4, 8-4 et 4-8 est proportionnellement diminuée dans la production laforguienne puisque l'octosyllabe est presque toujours biparti en 3 et 5. Rien n'interdisait à l'auteur des Complaintes, soucieux de fluidifier l'alexandrin, de supprimer une hiérarchie qui supposait un premier choix 4-8 ou 8-4 puis un second, interne au sous-ensemble 8, entre 3-5 et 5-3.                                 

         Toutefois, un système de formes n'est pertinent que s'il est sensible. Suivant quelle modalité une métrique aussi riche est-elle perceptible? Il est certain que l'exacte disposition de segments parisyllabiques n'est pas comptable, au sens mathématique du terme. Mais les proportions dégagées sont suffisamment importantes pour assurer la permanence, même un peu relachée, d'une équivalence probable, intuitive. Le système 5 figure un cadre tout de même assez régulier pour identifier, non pas des suites de segments tri-, quadri- et pentasyllabiques dans un ordre précis, mais des approxi­mations continues et ressemblantes. Le sentiment métrique naîtrait de la perception d'un presque ou d'un sans doute équivalent entre les réalisations superficielles, en référence à une structure profonde unique mais polygénique.

         Nous nous trouvons ici à la limite de la métricité, mais nous restons toujours dans son domaine. Lorsque Laforgue franchira un pas supplémentaire, il écrira des vers libres, c'est à dire autre chose que des vers. L'oeuvre mature du poète est une tentative complexe mais métrique de composition, dont une méthode distributionnelle, complétée pour la cause, rend compte de façon rigoureuse.

         L'équation (--) = 6-6 semble d'autant plus juste qu'elle répond, métriquement, à une volonté artistique affichée. A partir des Complaintes, Laforgue n'a cessé de rechercher un vers qui fût l'exacte imitation, formelle, du flux de la pensée, des sensations. Par exemple, dans sa correspondance, il critique en ces termes Gustave Kahn sur le choix d'un alexandrin classique:Etes-vous si paresseux que vous acceptiez l'alexandrin pour des pièces si balbutiées de langue et si infinies de décor? On y perd en insaisissable. Et surtout impossible de s'y livrer (...) à cette distribution en staccato et en menus enroulements et déroulements fugués qui est devenue pour moi un besoin, une envie de femme enceinte dans les vers de rêve (Laforgue 1941: Lettre  de décembre 1884). Laforgue, en inventant de nouveaux moules pour l'alexandrin, a retrouvé une relative harmonie entre les accents de la phrase et ceux du vers. Les schémas issus de (3-4-5) épousent au mieux la singularité d'une voix, la mobilité des cellules coïncidant avec les pauses "naturelles" du discours[22]. Le système 5 informe cette esthétique des enroulements et déroulements en lui donnant une réalité métrique que les commentateurs lui refusent, comme si le poète avait écrit des dizaines de vers au hasard et en comptant sur ses doigts les syllabes, bref comme s'il eût écrit de la prose.

         De la prose, il est vrai que quelques vers en sont. Mais dans une proportion minime. Seuls 28 sur les 1500 de la maturité seraient scandés 7-5 et 5 5-7[23]. C'est un indice de la difficile métricité de ce rythme, auquel Laforgue a préféré 3-4-5 et 5-4-3, lesquels étaient liés formellement aux autres mesures triparties. Comme on l'a montré, le 7-5 relève d'un apprentissage plus (trop?) poussé et rien n'indique que Laforgue ait franchi ce pas. A preuve, ces potentiels 7-5:

         Eventent nos tresses rous - ses, et je reprends

         Mon Sceptre tout écaillé - d'émaux effarants                (II, p.153, v.5 et 6)

Leur structure distributionnelle[24] est sans équivalent avec les moules dégagés précé­dem­ment. Le mètre s'en est allé et on se refusera à reconnaître la pertinence du type 7-5 qui est, sans doute, un artefact. Chez Laforgue, il n'est pas prouvé qu'il soit plus perceptible, métriquement parlant que les a-systémiques (5 vers, soit 1,4% des (C, P, M ou F)6), c'est-à-dire ceux où aucune pause, même 7-5 ou 5-7, n'est avérée et dont la fluidité complète illustre avant la lettre l'affranchissement de toute structure contraignante, tels:

 

C6:   En voyage, sur les fugitives prairies,                                      (I, p.44, v.22)

M6:   Ah! pas de ces familiarités, je vous prie..."                           (II, p.58, v.12)

L'analyse distributionnelle ne peut plus traiter de tels symptômes, ces "vers" sont irrécupérables, ce ne sont plus des vers[25] ou bien ce sont des "vers" (?) libres. Dans cette perspective, les textes de 1886 apparaissent comme l'aboutissement d'une recherche formelle constante, plutôt que comme une rupture radicale avec une conception métrique de l'écriture poétique.

         Sur les 1500 alexandrins de la maturité, seuls une trentaine (environ 2%) ne correspondent à aucun des schémas métriques générés par les systèmes 1 à 5. Nous n'avons examiné ici que la métrique interne du 12-syllabe. Toutefois, proposer de décrire la presque totalité des vers comme relevant de moules polymorphes n'est pas sans affinité avec les superstructures strophiques. En effet, plus que les modifications imprévues de tel paramètre (rime, mètre, nombre de vers, alternance en genre, etc.), c'est la complexité de certains regroupements ou cycles qui frappe chez Laforgue[26]. Par analogie, la cohabitation de plusieurs mètres ressemblants mais distincts est tout à fait envisageable. On retrouve dans la métrique interne du 12-syllabe le foisonnement et le raffinement strophiques des poèmes. Avec les inévitables flottements que cela comporte parfois.

Jean-Michel Gouvard



[1] Pour le corpus, je me réfère à l'édition des Poésies Complètes par Pascal Pia (Laforgue1979). Des "oeuvres complètes" sont annoncées depuis plusieurs années à L'Age d'Homme (Lausanne), mais elles ne sont pas encore publiées dans leur intégralité.

 

[2] La coïncidence ici suggérée entre le poste de lecteur à Berlin, fin 1881, et la recherche d'un nouveau 12-syllabe est purement symbolique et utilitaire. Laforgue écrira encore, courant 1882, quelques vers "classiques" avant de trouver définitivement la voix des Complaintes.

 

[3] Le corpus de jeunesse est réuni sous le titre apocryphe Premiers Poèmes dans Laforgue 1979.

 

[4] Métrique, c'est-à-dire constitutive du vers. Ce découpage ne préjuge pas de ceux qu'une analyse stylistique ou prosodique pourrait dégager. Il s'agit pour cette dernière d'apprécier la phrase et non plus le mètre, qui retient seul ici notre attention.

 

[5]n est un ordinal quelconque compris entre 1 et 12.

 

[6] Une telle proposition n'est pas toujours vraie. Cornulier (1982:299) et Dominicy (1992:17) ont montré que des vers C6 de Verlaine, Mendès, Mallarmé, Rimbaud, n'excluaient pas un découpage 6-6.

 

[7] Sur la notion d'"e" féminin, voir Cornulier (1982:134-137), et Dominicy 1984.

 

[8] La contrainte par F est d'autant plus certaine qu'aucun des 2165 alexandrins dits "de jeunesse" n'est F7, c'est-à-dire qu'aucun accent de mot suivi d'une syllabe post-accentuelle avec "e" muet n'est placé en sixième position.

 

[9] Pour une analyse détaillée de ces 28 occurrences, voir Gouvard 1991, p.8-18.

 

[10] Pour faciliter le classement, les schémas structuraux des alexandrins ont été saisis sur un logiciel de base de données, en codifiant chaque frontière syllabique selon les conventions exposés supra. L'absence d'un des critères C, P, M ou F, laquelle caractérise en moyenne 5 syllabes sur 12, se traduit bien entendu par une codification zéro. Par exemple, le vers

 

                                 nir la que universelle, sans salaires!           (I, p.41, v.16)

         est noté:         M1      C3           M5  M6M7  F9   P10   M11

 

[11] Il est évident que le classement définitif des occurrences n'est pas fourni par la seule structure distributionnelle, qui nécessite parfois des réajustements. Certains relatifs, des conjonctions de coordination, des adverbes monosyllabiques, autant de formes que le relevé ne consigne pas, empêchent occasionnellement une coupe. Mais la variété d'emploi de ces termes, la possibilité de postposer aux relatifs et aux conjonctions des incidentes ne permettaient pas qu'on les intégrât à nos critères dans le cadre de sondages purement mécaniques. Pour une approche agglomérant ces formes au relevé brut, sur un ensemble de textes en ancien-français, voir Billy 1990.

 

[12] Dégager les effets qu'implique la  cohabitation de ces deux structures relève d'une étude de la réception qui n'entre pas dans le cadre de cet article.

 

[13] Dénomination pour les 4-8 et les 8-4 qui permet de conserver à ces moules leur origine "ternaire".

 

[14] Je donne pour chaque catégorie métrique un exemple avec chaque entrave C, P, M et F. Certains échantillons ne comportent pas les critères P ou F, puisque leur nombre restreint fait qu'ils ne sont pas représentés dans toutes les classes.

 

[15] Il faudra cependant attendre 1883 pour que le style  "complainte" soit défini et maîtrisé.

 

[16] 8-4 et 4-8 supposent une subdivision 3-5 ou 5-3 de l'octosyllabe, mais, à ma connaissance, elle n'a pas été étudiée chez cet auteur de façon systématique et exhaustive.

 

[17] Les citations de la correspondance sont extraites de Laforgue1941.

 

[18] Les vers (C ou P)6 étaient "à la mode". On peut penser, parmi les instigateurs, à Baudelaire, Leconte de Lisle et, un peu plus tard, à Verlaine et Coppée. On suivrait sans doute aussi avec profit la piste parisienne, en retraçant en détails les rencontres et les lectures faites au club des Hydropathes et sous l'influence de Paul Bourget.

 

[19] Où l'italique marque la possibilité d'une bipartition de la cellule octosyllabique.

 

[20] Comme pour 3-5 vs 5-3, la formule progressive est employée plus fréquemment que la dégressive.

 

[21] J'utilise un trait pointillé et non un trait continu pour me démarquer de ce symbole logique, lequel ne suppose un échange qu'entre les termes initiaux et terminaux d'une suite. Par exemple, (abc) ne donne que (abc) ou (cba).

 

[22] Cette tendance de l'écriture laforguienne a été soulignée dès les premières exégèses. Voir, par exemple, Ruchon (1924:186): Le vers de Laforgue est un vers volontairement négligé pour rendre toute l'imperfection et tout l'épémère des sentiments et des êtres. Nous adopterons sa leçon, à cela près que nous espérons avoir montré que la "négligence" de Laforgue était en fait une nouvelle... formalisation.

 

[23] Sans possibilité, bien entendu, d'une bipartition de l'heptasyllabe en cellules de 3 et 4 syllabes.

 

[24] Respectivement, M1 F3 C4 F6 F8 C10 M11 et C1 F3 M5 M6 M8 M10 M11.

 

[25] Le découpage 3-6-3, par exemple, du premier vers n'est absolument pas représenté en forte proportion. C'est donc un rythme prosodique ponctuel mais non un schéma métrique constitutif du 12-syllabe en général. Chez Coppée ou Verlaine, ce même premier vers serait (sans doute) 6-6. Mais les alexandrins de la maturité, chez Laforgue, ne traduisent pas une tendance similaire.

 

[26] Pour une tentative de codification des superstructures métriques, voir Gouvard 1991, p.68-77.