Le «bon poète» Emile Van Arenbergh (1854-1934) passe aujourd’hui pour un épigone tardif, et guère talentueux, du Parnasse le moins novateur. Pourtant, il aurait exercé, vers la fin des années 1870 et au début de la décennie qui suivit, une influence non négligeable sur des écrivains d’une autre taille, tels Iwan Gilkin (1858-1924), Albert Giraud (1860-1929) et – fait plus inattendu – Emile Verhaeren (1855-1916). A tous trois, étudiants comme lui à l’Université de Louvain, il aurait appris, dit-on, à ciseler les vers.
Cette légende littéraire recouvre-t-elle quelque réalité? Pour répondre, nous ne saurions nous contenter de témoignages indirects – fussent-ils fournis par la correspondance de l’auteur lui-même. On se réjouira, dès lors, de ce que David Gullentops ait confié à une étudiante de la Vrije Universiteit Brussel, Katrien Stevens, le soin de préparer une édition critique qui reprenne non seulement l’unique recueil de Van Arenbergh, Les Médailles (1921), mais aussi tous les vers manuscrits ou publiés que l’on connaisse de lui (Stevens 1998).
Grâce au
corpus ainsi constitué, nous pouvons comparer la versification de Van Arenbergh
avec ce que les recherches menées à ce jour nous permettent d’affirmer
concernant la métrique, apparemment plus audacieuse, d’Emile Verhaeren (Bertho
1996 et 1997; Dominicy 1994 et 2000; Leveque 1998; Morier 1943; Thomas 1943). Il
s’agira, en l’occurrence, d’appliquer aux 84 sonnets 12-syllabiques des Médailles
– soit un total de 1176 12-syllabes –
une étude métrico-métrique complète, et de confronter les résultats
obtenus aux tendances et régularités observées chez Verhaeren. En outre, afin
de cerner de plus près les singularités de nos deux poètes, on testera chaque
particularité pertinente dans les deux bases de données élaborées par
Gouvard (1994a): le Corpus Général et l’œuvre de Verlaine. L’exploration
des variantes et des textes non repris à l’intérieur des Médailles
nous aidera à fixer la date approximative de certains usages, de même
qu’elle nous livrera quelques indices précieux sur la prosodie spontanée de
Van Arenbergh.
1.
Les vers CPMF6 ou F7
Commençons donc par relever les 12-syllabes des Médailles qui exhibent l’une des propriétés métricométriques C6, P6, M6, F6, F7[1]. Il apparaît alors que ce corpus ne renferme aucun vers F6, mais bien 13 vers CP6, 13 vers M6 et 5 vers F7. En voici le détail.
1.1. Vers CP6[2]
(1) Sur
les deux poings, vers la fenêtre, il se soulève:
(«Le Laboureur», 3)
(2) La
mer monte et le ressac sur les galets
(«Femme de pêcheur», 3)
(3) Et
le pêcheur lance une amarre sur la grève.
(«Femme de pêcheur», 11)
(4) En
se jouant sous la caresse du Soleil,
(«La Nymphe», 2)
(5) Sous
l’eau d’argent, dans leurs robes de clair de lune.
(«Printemps», 8)
(6) A
l’horizon, comme un nuage, le Rebelle
(«La Lumière», 1)
(7) Une
gondole, en un sillage de musiques,
(«Soirée vénitienne», 6)
(8) Et
soupirant, comme en un rêve, un refrain vague,
(«Ophélie», 10)
(9) Et,
dans sa paix, viens te guérir du mal de vivre!
(«Ophélie», 14)
(10) Dans un
arbre, dont un rayon perce l’ombrage,
(«La Châtelaine», 13)
(11) Le miracle de
la pierre philosophale,
(«La Pierre philosophale», 7)
(12) «Cette
pierre que vous cherchez, – je l’ai trouvée!»
(«La Pierre philosophale», 14)
(13) Est-ce
folie? Est-ce un démon qui l’ensorcelle?
(«Baiser de reine», 12)
L’appartenance du vers (12) à la classe CP6 prête à discussion, dans la mesure où le pronom vous pourrait être une forme non clitique; mais le parallélisme entre vous et je, de même que l’absence de toute indication typographique, plaident contre cette interprétation hautement marquée.
Par ailleurs, je n’ai pas retenu ici l’exemple (14):
(14)
Elle remmaille, près d’un berceau, des filets.
(«Femme de pêcheur», 2)
En effet, Cornulier (1995: 275 note 50, 1999: 24 note 39) exclut de la catégorie P6 les vers exhibant une préposition près ou hors sixième qui précède la préposition de. Pour une argumentation suggérant que de tels vers admettent bel et bien une analyse 6+6, on lira Dominicy (1992: 166-167) et surtout Gouvard (1994a: 117-122).
Il ne subsiste donc qu’un P6, le vers (8), où la préposition en se trouve intercalée entre un comme cinquième et un déterminant clitique. Ce genre de configuration est banale depuis Baudelaire; cependant, il faut attendre le Verlaine tardif pour trouver des attestations rigoureusement parallèles (Gouvard 1994a: 191-193; Dominicy 1996: 36-37, 2000: 290 et note 40):
(15)
Hélas! et j’avais, comme en un suaire épais,
(Baudelaire, «Un Voyage à Cythère»)
(16)
(i) J’immolerai comme en un calme
sacrifice (Verlaine, Amour,
«Angélus de midi», 1887)
(ii) A peine. On est comme en
un bain où se pavane
(Verlaine, «Londres», 1893)
Je reviendrai plus loin sur l’étonnante rareté des P6 chez Van Arenbergh comme chez Verhaeren (cf. 2.3), et sur une datation possible des vers (6) et (8) (cf. 4.2).
Conformément aux observations de Gouvard (1994a: 278-281), le vers (17) pourrait être rattaché au sous-corpus des CP6; il admettrait alors une analyse ternaire 4+4+4 (cf. 3.1):
(17) Un jour
enfin, las et brisé, mais satisfait,
(«Pro patria», 9)
Cependant, dans ce cas d’espèce, la scansion 6+6 demeure nettement plus plausible (voir aussi Dominicy 2000: 288-289 note 39). En effet, l’exemple appartient à la dernière section des Médailles, où l’on ne relève aucun autre CPM6 ou F7 (cf. section 4; voir aussi 3.1 note 6).
1.2. Vers M6
(18) Les
nids jaseurs la saluaient de leur babil, («Jeune fille», 3)
(19) Il boit
le vin de l’étrier et de la mort, («Le
Coup de l’étrier», ii, 13)
(20) Ce bel
Eden, que tristement l’automne dore, («Le
Parc abandonné», 5)
(21) D’un
éclat blanc métallise le paysage. («En
cheminant la nuit», 4)
(22) Sur ta
couche voluptueuse bat de l’aile. («Eros»,
2)
(23) Rayonnante
sous l’ombrage qui la protège, («Antiope»,
7)
(24) Avec sa
proie il disparaît dans la lumière. («L’Aigle
et la vipère», 11)
(25) Et,
pensive, sur l’horizon monte la lune. («Soirée
vénitienne», 4)
(26) Berçant
un groupe somptueux de Magnifiques, («Soirée
vénitienne», 7)
(27) De leur
fanfare accompagnent des chants joyeux, («Vieille
Flandre», 11)
(28) L’une
d’elles nonchalamment s’attarde encor; («La
Mauresque», 6)
(29) Suivant
des yeux les martinets au libre azur, («La
Mauresque», 10)
(30) En
galops fous, les cavaliers, lâchant les rênes, («Fantasia»,
2)
1.3. Vers F7
(31)
Elle tisse les roses blanches des malines. («La
Dentellière villageoise», 11)
(32) De
mimosas, dont chaque grain est un soleil. («En
cheminant la nuit», 8)
(33) A
l’horizon, la barre rouge du couchant («Dans
l’infini», 1)
(34) Là,
sur un banc, le pauvre clerc Alain Chartier («Baiser
de reine», 5)
(35) La
foule brune, en robe pourpre ou violette, («Le
Temple de la dent de Bouddha», 6)
2. Van Arenbergh et
Verhaeren entre le Parnasse et Mallarmé
Les listes que je viens de reproduire prennent tout leur sens si nous les comparons systématiquement à ce que l’on rencontre chez Verhaeren et dans nos deux corpus de référence. En effet, elles nous permettent de montrer que la métrique de Van Arenbergh trouve ses sources, comme celle de Verhaeren, dans une pratique d’écriture dérivant à la fois du Parnasse et de Mallarmé.
2.1. Chiffres généraux
Si l’on confronte les chiffres obtenus pour Van Arenbergh et pour Verhaeren (d’après Bertho 1996 et 1997; Dominicy 2000 : 265; Leveque 1998), deux tendances se dégagent.
• Van Arenbergh: 1176 12-syllabes
CP6 | M6 | F6 | F7 |
13 | 13 | 0 | 5 |
• Verhaeren: 4762 12-syllabes
CP6 | M6 | F6 | F7 |
347 | 197 | 106 | 23 |
Tout d’abord, il y a, de part et d’autre, une forte proportion relative de M6, selon une propension commune des années 1880. Cette particularité est nettement plus marquée chez Van Arenbergh que chez Verhaeren, ce qui pourrait s’expliquer par la date de publication fort tardive des Médailles.
Par ailleurs, nous l’avons déjà dit, Van Arenbergh n’offre aucun vers F6. Cependant, cette différence majeure tend à s’estomper quand on prend en considération le sous-corpus verhaerenien que constituent Les Flamandes et Les Moines (2000: 288-289 note 39):
• Verhaeren, Flamandes et Moines: 1891 12-syllabes
CP6 | M6 | F6 | F7 |
71 | 15 | 1 | 1 |
Ceci me paraît confirmer l’hypothèse selon laquelle la pression normative qui s’exerçait sur Van Arenbergh et sur le Verhaeren des années 1880-1886 aboutissait, pour l’essentiel, à une prohibition ou à une marginalisation extrême des F6 (Dominicy 2000: 285-287, 291).
D’un point de vue plus large, les proportions relatives de F6 observées chez Van Arenbergh et dans les deux premiers recueils de Verhaeren ressemblent à celles qu’on trouve pour des poètes comme Banville, Leconte de Lisle, Heredia ou Mallarmé[3]:
• Banville: 9731 12-syllabes
CP6 | M6 | F6 | F7 |
63 | 3 | 0 | 0 |
• Leconte de Lisle: 16274 12-syllabes
CP6 | M6 | F6 | F7 |
89 | 1 | 1 | 0 |
• Heredia: 4292 12 syllabes
CP6 | M6 | F6 | F7 |
17 | 1 | 1 | 0 |
• Mallarmé: 2787 12-syllabes
CP6 | M6 | F6 | F7 |
59 | 12 | 1 | 0 |
2.2. Le statut des vers M6
L’affinité avec le corpus mallarméen ressort de manière plus notable encore si l’on examine attentivement les vers M6. On distinguera, en s’inspirant de Gouvard (1994a: 122-129, 336-351), les vers ML6 (appelés M’6 chez Cornulier 1995, 1999), où le mot auquel appartient le noyau de la syllabe sixième est composé, et les vers Mnon-L6 où cette condition n’est pas satisfaite. Un vers ML6 contient, sous sa forme graphique, une apostrophe ou un trait d’union qui, dans tous les cas, suit le noyau de la syllabe sixième tout en précédant celui de la syllabe huitième; par ailleurs, ce trait d’union ou cette apostrophe doit précéder le noyau de la syllabe septième si celui-ci est une voyelle autre que «e muet»[4]. On voit alors que, dans le Corpus Général, Mallarmé est l’un des poètes produisant le plus de M6, et que tous ses M6 sont non-L6; des proportions comparables ne se trouvent, par ordre décroissant, que chez Aicard (3 M6), chez Rimbaud (11 M6), et chez Nouveau (9M6):
•
Poètes totalisant plus d’un vers M6 dans le Corpus Général
Corbière
M6: 18
ML6: 12
Mnon-L6: 6
Mallarmé
M6: 12
ML6: 0
Mnon-L6: 12
Rimbaud
M6: 11
ML6: 1
Mnon-L6: 10
Hugo
M6: 9 ML6:
9
Mnon-L6: 0
Nouveau
M6: 9
ML6: 3
Mnon-L6: 6
Coppée
M6: 8
ML6: 8
Mnon-L6: 0
Aicard
M6: 3 ML6:
0
Mnon-L6: 3
Banville
M6: 3 ML6:
2
Mnon-L6: 1
Vacquerie
M6: 3
ML6: 3
Mnon-L6: 0
Glatigny
M6: 2
ML6: 2
Mnon-L6: 0
Or, le même phénomène se fait jour chez Van Arenbergh, comme dans Les Flamandes et Les Moines[5]:
• Les M6
de Van Arenbergh
M6: 13 ML6:
0
Mnon-L6: 13
•
Les M6 de Verhaeren, Flamandes et Moines
M6: 15 ML6:
0
Mnon-L6: 15
Par ailleurs, Mallarmé, Verhaeren et Van Arenbergh utilisent les adverbes en -ment d’une manière très comparable (voir Gouvard 1993, 1994a: 352-354, 1998a, 1998b: 179-180):
(36)
Mallarmé
(i)
Accable,
belle indolemment comme les fleurs, («L’Azur»)
(ii)
A me peigner nonchalamment dans un miroir.
(«Hérodiade: ii. Scène»)
(iii) Contre le marbre vainement de
Baudelaire («Le Tombeau de
Charles Baudelaire»)
(37)
Verhaeren
(i)
Mais les flammes soudainement, s’ouvrant passage,
(Bertho17)
(ii)
Mon sang coulait, péniblement, jusqu’à mes nerfs
(Bertho147)
(iii) Se dresse et mire énormément en
leur cerveau,
(Bertho157)
(iv)
Froid d’étoiles, infiniment inaccessible
(Bertho176)
(v)
Becs de hérons, énormément ouverts pour rien,
(Bertho184)
(vi)
Et les brumes tout lentement s’appesantissent
(Bertho189)
(vii) Qu’ils ululent sinistrement ta toute
exsangue (Bertho227)
(viii) Exaspère sinistrement ta toute
exsangue (Bertho239)
(ix)
Obstinément et longuement fixé, le soir,
(Bertho248)
(x)
Il te parle, très doucement, de l’autrefois;
(Bertho249)
(xi)
Vers les autels immensément et vers les trônes,
(Bertho289)
(xii)
Hagard, mon âme énormément
désorbitée,
(Bertho380)
(xiii) Ils sont, pour éternellement rester: les mêmes.
(Bertho397)
(xiv) Et tant de poings futilement victorieux (Leveque148)
(xv)
Et d’un minuit soudainement illuminé,
(Leveque202)
(xvi) Je les flétris, férocement, sous mes
haleines,
(Leveque356)
(xvii) De la bonté, suavement croît la douceur. (Leveque472)
(xviii)–
Etant la force immensément hallucinée
(Leveque1893)
(xix) Tandis qu’au loin, obstinément
silencieux, (Leveque1971)
(xx)
Sur l’autre bord, où brusquement les au-delà
(Leveque1980)
(xxi) Et novembre si humblement supplie et
pleure (Leveque2554)
(38) Van
Arenbergh
(i)
Ce bel Eden, que tristement l’automne dore,
(= (20))
(ii)
L’une d’elles nonchalamment s’attarde encor;
(= (28))
2.3. La rareté des P6
Il existe, enfin, une particularité qui semble isoler Verhaeren et Van Arenbergh: la proportion très faible de P6 parmi l’ensemble des CP6 (Leveque 1998: 11). De ce point de vue, nos deux poètes rejoindraient plutôt Leconte de Lisle, où l’écart observé reste cependant moins abrupt:
Total CP6 | P6 |
|
• Van Arenbergh | 13 | 1 |
• Verhaeren | 347 | 31 |
• Corpus Général | 899 | 264 |
Banville | 63 | 26 |
Leconte de Lisle | 89 | 17 |
Heredia | 17 | 7 |
Mallarmé | 59 | 33 |
• Verlaine | 732 | 203 |
A priori, je ne vois pas d’autre explication à cette particularité troublante que le statut syntaxique distinct des prépositions, par rapport aux mots (essentiellement déterminants ou pronominaux) proclitiques. En effet, toute préposition, même à ou de, peut fonctionner comme un prédicat dans au moins une construction. Par conséquent, les prépositions acquerraient ainsi un relief prosodique potentiellement plus lourd, qui les rendrait comparativement peu aptes à forcer la perception de la mesure (semi-)ternaire toujours exigée, nous allons le voir, dans les vers CP6 de Verhaeren et de Van Arenbergh.
3.
Les régularités métricométriques
Il s’agit maintenant de déterminer si les régularités métricométriques dégagées à propos de Verhaeren se retrouvent dans notre corpus.
3.1. Les ternaires F4 et F8
Je commencerai par examiner l’implication (39), qui ne connaît aucune exception chez Verhaeren:
(39)
Si un vers est CPM6 ou F7, alors il est A4 ou F4 ou A8 ou F8.
Van Arenbergh respecte cette contrainte sous la forme renforcée (40), largement dominante chez Verhaeren (cf. aussi Dominicy 1994):
(40)
Si un vers est CPM6 ou F7, alors il est A4 ou F4, et A8 ou F8.
On obtient ainsi 31 vers potentiellement ternaires qui se répartissent dans les sous-classes suivantes:
•
Classes de 12-syllabes potentiellement ternaires chez Van Arenbergh
A4&A8
F4&A8 A4&F8
F4&F8
19
7
3
2
Si l’on compare avec Verhaeren:
•
Classes de 12-syllabes potentiellement ternaires chez Verhaeren
A4&A8
F4&A8 A4&F8
F4&F8
286
89
97
48
on voit apparaître une différence intéressante, due à la faible proportion relative des F8 chez Van Arenbergh[6]. Cet écart entre les deux poètes se confirme même quand on ne prend en compte, pour Verhaeren, que le sous-corpus des Flamandes et des Moines:
•
Classes de 12-syllabes potentiellement ternaires dans Flamandes
et Moines
A4&A8
F4&A8 A4&F8
F4&F8
39
13
19
9
Un tel résultat me semble confirmer le rôle crucial que j’ai voulu reconnaître à la syllabe 4 (Dominicy 2000: 287-291). Pour justifier cette affirmation, je commencerai par noter que, sur les 13 CP6 de Van Arenbergh, 2 seulement n’exhibent pas un mot grammatical en position cinquième[7]:
(3) Et
le pêcheur lance une amarre sur la grève.
(9)
Et, dans sa paix, viens te guérir du mal de vivre!
Comme Verhaeren, Van Arenbergh a donc pris pour modèle les 12-syllabes parnassiens qui combinent les propriétés F4 et CP6 avec l’occurrence d’un mot grammatical en position 5. Dans cette optique, le fait qu’il allie une rareté relative des ternaires F8 à l’absence des vers F6, confirme l’hypothèse que j’ai avancée: à savoir que, chez Verhaeren, la césure lyrique a d’abord été permise en position 4, avant de s’installer ensuite en position 8, et de réapparaître, finalement, en position 6. De manière parallèle, Van Arenbergh se serait surtout autorisé des ternaires F4, tout en s’aventurant à écrire des ternaires F8; mais il n’aurait jamais franchi le pas décisif conduisant à l’infraction métrique capitale que constitue le F6.
3.2. Les vers F5 et F9
Chez Verhaeren, les CPM6 potentiellement (semi-)ternaires excluent, à une exception près, la propriété F5, et n’exhibent que très rarement la propriété F9 (Dominicy 2000: 269-270; Leveque 1998: 11-14, 19-20). Si, à cet égard, la métrique de Van Arenbergh est moins contrainte, on observera cependant que la rareté relative de F5 se confirme, et que la proportion totale de la disjonction F5ouF9 demeure assez basse:
•
CPM6 (potentiellement ternaires) chez Van Arenbergh
Total
F5
F9
26
1
5
•
CPM6 (potentiellement (semi-)ternaires) chez Verhaeren
Total
F5
F9
544
1
24
Parmi les 7 vers F9 de Van Arenbergh, 5 présentent une structure syntaxico-prosodique telle que la frontière de mot associée à la syllabe 4 précède un constituant (noté plus bas «constituant 5-12») qui s’étend jusqu’à la fin du vers:
(3) Et
le pêcheur [lance une amarre sur la grève].
(4) En
se jouant [sous la caresse du Soleil],
(7) Une
gondole, [en un sillage de musiques],
(31) Elle
tisse [les roses blanches des malines].
(33) A
l’horizon, [la barre rouge du couchant]
La tendance est plus forte encore chez Verhaeren, puisqu’elle vaut pour 22 des 24 vers concernés (Leveque 1998: 19-20); les seules exceptions sont[8]:
(41) Tu
n’en peux plus et tu n’espères plus; qu’importe!
(Bertho240)
(42)
Et roule, ainsi que des reptiles noirs, ses rues
(Bertho364)
Une comparaison avec le Corpus Général
et avec Verlaine montre que nous avons isolé là un trait particulier de
Verhaeren et de Van Arenbergh, quoique Leconte de Lisle paraisse offrir des
proportions quelque peu comparables:
Total (CPM6ouF7)&F9 | Constituant 5-12 | Pas de constituant 5-12 | |
• Van Arenbergh | 7 | 5 | 2 |
• Verhaeren | 24 | 22 | 2 |
• Corpus Général | 168 | 86 | 82 |
• Leconte de Lisle | 19 | 13 | 6 |
• Verlaine | 230 | 84 | 146 |
3.3. Les vers F7
Chez Verhaeren, comme dans le Corpus Général, il existe une incompatibilité absolue entre les propriétés F7 et F9 Dominicy 2000: 271-272; Leveque 1998: 24). Par contre, Verlaine a écrit 16 vers de ce type, dont aucun n’est antérieur à 1887; Van Arenbergh, quant à lui, nous en laissé deux:
(31) Elle
tisse les roses blanches des malines.
(33) A
l’horizon, la barre rouge du couchant
On peut donc croire que de tels exemples représentent, dans Les Médailles, une strate relativement tardive (cf. 4.2).
Les 5 F7 de Van Arenbergh exhibent tous un monosyllabe cinquième suivi d’un bisyllabe. Cette régularité vaut pour 19 des 24 F7 de Verhaeren analysés jusqu’ici (Leveque 1998: 23-25), les 5 exceptions étant:
(43)
Force ton âme, éreinte-la contre l’écueil:
(Bertho214)
(44)
Appelle! Et vous, petites fleurs, pour le linceul
(Bertho327)
(45)
Et quel naufrage espèrent-ils en mon orage
(Bertho360)
(46)
Comme un drap lourd, qu’aucune fleur d’argent n’adorne.
(Dominicy 2000: 36xv)
(47)
Arrache-toi, déchire-toi! Voici la cave
(Dominicy 2000: 36xvi)
A nouveau, une comparaison avec le Corpus Général de Gouvard et avec Verlaine s’avère instructive; car on voit que la même tendance s’observe dans les quelques F7 du Corpus Général, pour s’atténuer progressivement chez Verlaine:
Total F7 | Mono5+Bis6-7 | Non-(Mono5+Bis6-7) | |
• Van Arenbergh | 5 | 5 | 0 |
• Verhaeren | 24 | 19 | 5 |
• Corpus Général | 11 | 7 | 4 |
• Verlaine 97 | 97 | 71 | 26 |
jusqu’à 1890 | 26 | 21 | 5 |
après 1890 | 71 | 50 | 21 |
4. Van Arenbergh
avant Les Médailles
L’enquête encore modeste que nous venons de mener montre qu’il existe de profondes affinités entre la métrique, à l’apparence traditionnelle, de Van Arenbergh et l’écriture réputée novatrice de Verhaeren. Une influence du premier sur le second n’est donc pas à exclure – du moins pour les années de formation. Cependant, toute tentative d’aller plus loin se heurte à une difficulté philologique incontournable. A l’instar de son modèle Heredia, Van Arenbergh est l’homme d’un seul recueil, publié sur le tard (1921) à partir de matériaux partiellement anciens. Il s’ensuit que, pour la très grande majorité de nos attestations, nous ne connaissons que la version publiée, ce qui rend impossible toute datation autre que conjecturale, et nous oblige à exploiter des indices latéraux.
Commençons par le plus évident. La dernière section des Médailles évoque l’invasion de la Belgique (1914) et les événements qui en ont découlé. Dans ces 10 «sonnets de guerre», nous ne rencontrons aucun exemple indubitablement CPM6 ou F7; seul le vers (17), déjà discuté, pourrait prétendre à ce statut (cf. 1.1). Si, donc, Van Arenbergh évite la scansion ternaire à la fin de sa vie, il est permis de croire, par contraposition, que les 31 CPM6 ou F7 que nous avons relevés proviennent d’une époque antérieure[9].
Examinons maintenant les 10 vers CM6 ou F7 que nous avons trouvés soit dans des poèmes non repris à l’intérieur des Médailles, soit dans les variantes de ce recueil[10]:
• Vers CM6 ou F7 chez Van Arenbergh hors Médailles
(48)
Glas des cloches, murmure sourd de voix plaintives,
(F7)
(«A l’Océan», ms 2 [®
1877], 9; Stevens 1998: II.25)
(49)
Plus de brume, où le sourire du soleil ment?
(M6)
(«A l’Océan», ms 2 [®
1877], 16; Stevens 1998: II.25)
(50)
Nous avons aussi notre étoile du berger,
(C6)
(«A Calderón-Les Cyclopes», ii,
93 [1882]; Stevens 1998: II.3)
(51)
Vous la cache; approchez-vous d’elle sur nos cîmes,
(M6)
(«A Calderón-Les Cyclopes», ii,
99 [1882]; Stevens 1998: II.3)
(52)
Notre gloire, c’est la clarté qui nous vient d’elle:
(C6)
(«A Calderón-Les Cyclopes», ii,
109 [1882]; Stevens 1998: II.3)
(53)
Mets sur ton front, comme un baiser, ton crépuscule
(C6)
(«Sonnet à la nuit», 3 [1885]; Stevens 1998: II.17-18)
(54)
Et c’est par les cicatrices mordant sa chair
(M6)
(«Le Coup de l’étrier», mss 1&2, ii,
3; Stevens 1998: 136, I.9)
(55)
Seules encore, ses cicatrices dans sa chair
(M6)
(«Le Coup de l’étrier», ms 2, ii,
3; Stevens 1998: 136, I.10)
(56)
Il boit le coup de l’étrier et de la mort,
(M6)
(«Le Coup de l’étrier», ms 3, ii,
13; Stevens 1998: 138, I.11)
(57)
Qu’elle est pâle en sa blanche robe nuptiale!
(F7)
(«Ophélie», ms, 1; Stevens 1998: 182, I.42)
® Elle erre par la lande, en robe nuptiale; [1921]
Si l’absence totale de la propriété P6 n’étonne guère (cf. 2.3), les proportions d’ensemble obtenues pour ce mini-corpus méritent un commentaire approfondi:
• Vers
potentiellement ternaires
A4&A8:
(53), (55), (56)
F4&A8:
(48), (52)
F9:
(55)
• Vers
potentiellement semi-ternaires
A8:
(50), (51), (57)
F8:
(49), (54)
F9:
(50), (51), (57)
4.1. Van Arenbergh a-t-il écrit des 12-syllabes semi-ternaires?
A priori, tout semble porter à croire que, dans ses premières ébauches, Van Arenbergh s’en tenait à la contrainte (39); ce qui veut dire que – comme Verhaeren, mais durant une période plus restreinte de sa carrière poétique – il aurait écrit des 12-syllabes 8+4 ou 8-4 (Dominicy 2000: 266-268; Leveque 1998: 25). Cependant, un examen attentif de ses vers potentiellement semi-ternaires nous conduit à une conclusion plus nuancée.
Pour (50) comme pour (51), qui est l’unique ML6 connu de Van Arenbergh (cf. 2.2), la scansion 6+6 ne peut être exclue – d’autant que le poème dont proviennent ces deux exemples se réclame d’une esthétique plutôt hugolienne. On remarquera, d’ailleurs, qu’à la différence de (55) et (57), (50) et (51) n’exhibent pas le constituant syntactico-prosodique 5-12 qu’on s’attendrait à trouver dans un vers F9 (cf. 3.2).
D’autre part, trois des cinq vers potentiellement semi-ternaires possèdent un segment initial qui fournirait une syllabe féminine quatrième s’il n’y avait élision:
(49)
Plus de brume, où le sourire
du soleil ment?
(51)
Vous la cache; approchez-vous
d’elle sur nos cîmes,
(57)
Qu’elle est pâle en sa
blanche robe nuptiale!
Une absence d’élision en position 4, accompagnée d’une apocope subséquente, permettrait donc de classer ces exemples dans la catégorie des ternaires F4, aux côtés de (48) et (52). Néanmoins, afin d’évaluer la plausibilité d’une telle scansion, nous devons nous interroger sur ses présupposés prosodiques, et sur ses conséquences pour l’analyse métrico-métrique.
On trouve, dans le corpus total de Van Arenbergh, quelques attestations de non-élision ou d’apocope; cependant, ces phénomènes se revèlent beaucoup plus exceptionnels que chez Verhaeren (cf. Dominicy 2000: 276-280; Leveque 1998: 46-56):
•
Absences d’élision chez Van Arenbergh
(58) Sous sa
neige enfler ton sein.
(«Chanson d’avril», ms, 12; Stevens 1998: II.6)
®Sous sa neige s’enfler ton sein.
(«Chanson de Mai» [1880], 12; Stevens 1998: II.7)
(2) La
mer monte et le ressac sur les galets
•
Apocopes chez Van Arenbergh
(59) Les
blanches perles d’un collier. («Au
Cabaret» [1880], 48, 7-syll; Stevens 1998: II.1)
(60)
Il attend de mourir. Le prêtre, sur sa chair,
A dit les oraisons en l’oignant du Saint Chrême
Armé de pied en cap, tel qu’un spectre de fer,
Sur sa haute chayère, il siège roide et blême
(«Le Coup de l’étrier», ms 3, ii,
1-4; Stevens 1998: 136, I.11)
(55)
Seules encore, ses cicatrices
dans sa chair
(61)
Le couchant saigne encore:
dans sa plaie écarlate
(«Soleil couchant» [1912], 10; Stevens 1998: 129, I.4)
®
Le couchant saigne encor: dans sa plaie écarlate, [1921]
(62) Comme
il les couve encore d’un long
regard d’amant!
(«Le Laboureur», 11)
Des exemples comme (55), (58), (61) et (62) pourraient se réduire à des bévues ou à des coquilles, voire à un relâchement des règles orthographiques régissant l’emploi du mot encor(e) en poésie[11]. Pour (59), où le lieu de l’apocope reste indécis, et surtout (60), ils illustreraient davantage la maladresse d’un poète débutant – ce qui mettrait quand même à mal la légende littéraire d’un Van Arenbergh maître en prosodie…[12] Mais le fait que (55), (60), (61) et (62) impliquent la liquide vibrante est sans doute significatif. De surcroît, ce genre d’explication ne saurait s’appliquer au vers (2), repris dans Les Médailles, et qui présente toutes les caractéristiques d’un ternaire F4&A8 parfaitement accompli, malgré la non-élision de sa syllabe quatrième.
Chez Verhaeren, la possibilité de l’apocope et de la non-élision semble liée, sur le plan phonologique, à l’apparition occasionnelle d’un schwa ou «e muet» épenthétique, presque toujours derrière la liquide vibrante (Dominicy 2000: 282-284; Leveque 1998: 30, 47). Van Arenbergh, quant à lui, n’offre qu’une attestation, au demeurant douteuse, de cet usage:
(63)
L’esprit du mal planait aux voûtes éternelles.
Peu à peu vol noir [nwarœ?], éclipsant le soleil,
Comme un crêpe de deuil voila le jour vermeil
(«Lumen»
[1908], 1-3; Stevens 1998: 163, I.30)
La scansion avec épenthèse impose une non-élision concomitante – ce qui se produit parfois chez Verhaeren – et une analyse grammaticale où comme un fait fonction de déterminant. Si, en revanche, comme est une conjonction introduisant un adjoint comparatif, il n’y a plus d’épenthèse, mais il faut rétablir un déterminant devant vol. La ponctuation de 1908 et la version définitive publiée dans Les Médailles plaident en faveur de la seconde solution:
(64)
Son vol noir, tel qu’un crêpe, éclipsait le soleil;
(«La Lumière», 3)
En outre, si nous supposions une épenthèse, nous devrions admettre, de manière surprenante, que Van Arenbergh a écrit au moins un 12-syllabe F6.
Pour ce qui concerne le vers (49):
(49)
Plus de brume, où le sourire du soleil ment?
la non-élision de la syllabe quatrième, et l’apocope à la seconde césure ternaire, après la liquide vibrante, demeurent relativement plausibles. L’exemple passe ainsi de la classe des 8+4 M6&F8 à celle des 4+4+4 C6&F4&A8; et il présente bien un monosyllabe grammatical en cinquième position (cf. 3.1).
Les choses se compliquent quand on aborde (51):
(51)
Vous la cache; approchez-vous d’elle sur nos cîmes,
En effet, la scansion 4+4+4, qui requiert une apocope hors césure et derrière /l/, ne coïncide pas totalement avec l’organisation syntactico-prosodique de l’énoncé. De plus, nous avons vu plus haut qu’une scansion 6+6 s’avère ici très probable.
Quant au vers (57):
(57)
Qu’elle est pâle en sa blanche robe nuptiale!
il présente, avec l’élision, un cumul des propriétés F7 et F9 qui inviterait à lui assigner une date assez tardive; corollairement, il exhibe la configuration verbale attendue: un monosyllabe cinquième suivi d’un bisyllabe (cf. 3.3). S’il y a non-élision de la syllabe -le, l’exemple devient, comme (49), un ternaire C6&F4 avec un monosyllabe grammatical en cinquième position (cf. 3.1). L’apocope peut alors se placer soit sur blanche, soit sur robe[13]. Le parallélisme avec (59) ferait pencher pour la première option, qui nous donnerait un 4+4-4 F9, plutôt qu’un 4+4+4 F8. Dans aucune des trois analyses envisagées, la scansion (semi‑)ternaire ne coïncide entièrement avec l’organisation syntactico-prosodique de l’énoncé. Par ailleurs, l’analyse 8-4 et l’analyse 4+4-4 imposent toutes deux la propriété F9, qu’accompagne chaque fois l’existence d’un constituant 5-12 (cf. 3.2):
(65)
(i) Qu’elle est pâle en [sa blanche robe nuptiale]!
(ii) Qu’elle est pâle [en sa blan(che) robe nuptiale]!
De ce que nous avons vu, il résulte qu’une scansion ternaire virtuelle peut être raisonnablement assignée à (49) et (57). Selon cette perspective, le fait que la syllabe élidable de l’un et l’autre vers précède un monosyllabe grammatical, se laisse interpréter comme l’effet d’une stratégie prosodique qui préserve, dans la scansion fidèle aux normes métriques, une frontière de mot coïncidant avec la césure prohibée[14].
4.2. Les 12-syllabes ternaires
Si (50) et (51) sont des 6+6, et que (49) et (57) admettent une scansion 4+4+4 ou 4+4-4, il ne reste que le vers (54), issu d’un manuscrit, pour représenter la catégorie semi-ternaire. Nous sommes donc autorisés à croire que Van Arenbergh n’a jamais pratiqué le semi-ternaire véritable, et que son évolution métrique l’a simplement conduit d’une écriture qui tolérait encore les 6+6 CPM6 ou F7, vers un respect absolu de l’implication (40).
Sur les 7 vers potentiellement ternaires du mini-corpus envisagé, nous relevons 4 C6, qui exhibent tous un monosyllabe grammatical en cinquième position (cf. 3.1 et 4.1)[15]:
(49)
Plus de brume, où le
souri(re) du soleil ment?
(52)
Notre gloire, c’est la clarté qui nous vient d’elle:
(53)
Mets sur ton front, comme un baiser, ton crépuscule
(57)
Qu’elle est pâle en sa blan(che)
robe nuptiale!
En outre, trois d’entre eux possèdent la propriété F4; ce qui confirme, une fois de plus, la diachronie que nous avons supposée pour l’émergence de la césure lyrique.
L’exemple (53), qui date de 1885, annonce immédiatement une ligne des Médailles:
(6) A
l’horizon, comme un nuage, le Rebelle
Les deux vers trouvent leur modèle chez Baudelaire (Gouvard 1994a: 191-193; Dominicy 1996: 36-37):
(66)
(i) Chacun
plantant, comme un outil, son bec impur
(«Un Voyage à Cythère»)
(ii)
Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,
(«Les Sept vieillards»)
(iii)
Qu’il s’infiltre comme une extase dans tous ceux
(«L’Imprévu»)
tandis que – nous l’avons vu en 1.1 – (8) rappelle le dernier Verlaine:
(8)
Et soupirant, comme en un rêve, un refrain vague,
Par conséquent, il est permis d’avancer l’hypothèse qu’il existe, dans Les Médailles, une strate «verlainienne» tardive (d’après 1890), dont relèveraient non seulement le vers (8), mais aussi la combinaison F7&F9, inconnue de Verhaeren (cf. 3.3).
L’un au moins des deux ternaires M6, à savoir (56), doit être fort ancien, puisqu’il apparaît dans le manuscrit 3 du «Coup de l’étrier», à côté de la bourde prosodique que constitue la «rime» chair(e) - fer (cf. plus haut):
(55)
Seules encore, ses cicatrices dans sa chair
(56)
Il boit le coup de l’étrier et de la mort,
Enfin, le vers (48) cumule, à l’instar de (31), les propriétés F4 et F7 – alors que cet usage demeure exceptionnel chez tous les poètes (Dominicy 2000: 271; Leveque 1998: 24):
(48)
Glas des cloches, murmure sourd de voix plaintives,
(31) Elle
tisse les roses blanches des malines.
La date de composition très précoce de (48) explique sans doute pourquoi il n’offre pas la configuration verbale (monosyllabe cinquième plus bisyllabe) qui deviendra obligatoire dans les F7 de Van Arenbergh.
Marc
Dominicy
Université
Libre de Bruxelles
Références
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–
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Cornulier
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problèmes de métrique, Lyon, Presses Universitaires.
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1999, Petit dictionnaire de métrique,
Nantes, Centre d’Etudes Métriques.
Dominicy
(M.), 1984, «Sur la notion d’e masculin ou féminin en métrique et en phonologie», Recherches
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–
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–
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–
1996, «La fabrique textuelle de l’évocation. Sur quelques variantes des Fleurs
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–
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vers français. Histoire, théorie, esthétique, Paris, Honoré Champion,
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Gouvard
(J.-M.), 1993, «Frontières de mot et frontières de morphème dans
l’alexandrin. Du vers classique au 12-syllabe de Verlaine», Langue
Française, n° 99, 45-61.
–
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du vers composé dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, Thèse de
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–
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–
1998a, «L’alexandrin de Mallarmé et la poésie française (1850-1865)», à
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–
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Stéphane Mallarmé, Paris, Ellipses (C.A.P.E.S./Agrégation LETTRES),
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Leveque
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Libre de Bruxelles.
Morier
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symboliste et ses liens avec le sens. I: Verhaeren, Genève, Presses Académiques.
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Van Arenbergh. Edition critique, mémoire de licence, Vrije Universiteit
Brussel.
Thomas
(L.-P.), 1943, Le vers moderne. Ses moyens
d’expression. Son esthétique, Bruxelles, Editions de la Maison du Poète.
[1] Pour la définition de ces propriétés, voir Cornulier (1995, 1999). Je noterai A4, A6 et A8 les vers qui ne sont pas (respectivement) CPMF4, CPMF6 ou CPMF8; un vers An pouvant recevoir, ou non, le marquage Fn+1.
[2] Sur l’absence d’élision dans le vers (2), voir la section 4.1.
[3] Le vers F6 comptabilisé pour Leconte de Lisle devrait sans doute être éliminé (voir Dominicy 1984; Gouvard 1994a: 364-365, 1994b).
[4] A la différence de Gouvard, je comptabilise donc parmi les L6 les vers qui contiennent, en position 7, un «e muet» placé devant le trait d’union ou l’apostrophe, de sorte que l’analyse 6-6 avec césure analytique reste plausible (Gouvard 1994a: 359-360). En voici deux exemples:
(i) – Des Yankees longs, et roide-soûls par habitude, (Corbière)
(ii) Parler ainsi, consiste-t-il en cette chose (Verlaine)
On ne trouve aucun vers du type (i) chez Van Arenbergh ou chez Verhaeren. La configuration (ii) reste absente du Corpus Général, alors qu’on y rencontre des enclitiques septièmes après une forme verbale terminée par une voyelle autre que «e muet»:
(iii) Brillez, éblouissez-moi ces Américains (Glatigny)
Van Arenbergh a produit un vers de ce genre dans un poème publié en 1882 (cf. section 4):
(iv) Vous la cache; approchez-vous d’elle sur nos cîmes,
Enfin, on relève trois attestations du type (ii) chez Verhaeren (cf. note 5).
[5] Dans ses recueils postérieurs, Verhaeren offre quelques rares ML6 (Dominicy 2000: 263, 271; Leveque 1998: 23):
(i) Que les bêtes des grand’routes hurlent de haine (Dominicy 2000: 22vii)
(ii) N’encombrait plus les grand’routes de ses remords! (Leveque1474)
(iii) Rythmé, suivant le va-et-vient, au vent, des branches. (Leveque2152)
(iv) Epuisez-les, faites-les pierre et que leur sort, (Leveque103; F6)
(v) Force ton âme, éreinte-la contre l’écueil: (Bertho214; F7)
(vi) Et quel naufrage espèrent-ils en mon orage (Bertho360; F7)
(vii) Arrache-toi, déchire-toi! Voici la cave (Dominicy 2000: 36xvi; F7)
[6] L’écart relevé (9 F4 contre 5 F8) paraîtra sans doute peu significatif sur un total de 12 vers, mais la même tendance se confirme pour les 12-syllabes potentiellement ternaires non repris dans Les Médailles: 4 F4 contre aucun F8 (cf. section 4).
[7] En se fondant sur Gouvard (1994a: 324), on peut attribuer un statut univoquement grammatical à la forme est-ce du vers (13); voir aussi la section 4.2, à propos du vers (52). On remarquera que la régularité observée nous fournit une raison supplémentaire pour ne pas comptabiliser le vers (17) parmi les C6 (cf. 1.1).
[8]
Dans le passage suivant:
Laissez croire les yeux; laissez pleurer les urnes
Divinement de la croyance sur le cœur; (Les Flambeaux noirs, «Les Livres», 49-50)
de la croyance devrait être le complément déterminatif de urnes; mais l’enjambement de l’entrevers, et l’insertion de l’adverbe divinement, poussent à une lecture où de la croyance sur le cœur apparaît comme un constituant formé de deux compléments locatifs corrélés.
[9] Cette époque antérieure s’étend très vraisemblablement jusqu’au début du siècle. Ainsi, de 1882 à 1887, le vers (4) se lisait:
Sur l’eau court autour d’elle un frisson de soleil: (Stevens 1998: 159, I.27)
[10] Les manuscrits du poème «A l’Océan» paraissent remonter à des époques très différentes. Le ms 4 (Stevens 1998: II.29) porte l’en-tête de la justice de paix d’Ixelles et le millésime incomplet «19»; c’est effectivement à partir de 1903 que Van Arenbergh a rempli sa fonction de juge de paix à Ixelles (Stevens 1998: 5). Pour le ms 2, dont proviennent les vers (48) et (49), l’état du texte impose une datation qui ne soit pas postérieure à la première publication (1877). Les exemples (54) à (57) appartiennent aux variantes manuscrites des Médailles; leur date ne peut guère être précisée. Dans «Le Coup de l’étrier», l’apocope sur encore du ms 2 (vers (55)) est un phénomène trop banal pour nous aider ici; en revanche, une grave incorrection prosodique qu’on relève, par ailleurs, dans le ms 3, autorise à reconnaître une datation assez ancienne à cet état du texte, et donc au vers (56). Je reviendrai plus bas sur l’une et l’autre de ces particularités.
[11] Sur encor(e), voir Dominicy (276-277 note 29). On notera, à cet égard, qu’en une occasion au moins, Van Arenbergh n’a pas hésité à violer l’orthographe d’accord pour rendre superficiellement acceptable une «élision à travers -s» (Leveque 1998: 46-56):
Râlent, mourant eux-même, une plainte affaiblie;
(«Brumaire» [1881-1883-1901], 6; Stevens 1998: 154, I.23)
® Tout bas le vent soupire une plainte affaiblie; [1921]
[12] Dans «Au Cabaret», 18, on relève la forme verbale Papilionne, qui atteste une réanalyse du «l mouillé» en /lj/ – phénomène qu’il m’a été loisible d’observer abondamment chez mon grand-père, flamand louvaniste comme Van Arenbergh, et comme lui francophone d’adoption.
[13] Une synérèse sur nuptiale, absolument exclue par l’usage métrique du XIXe siècle, n’expliquerait pas pourquoi Van Arenbergh a éliminé le possessif sa dans la version de 1921.
[14] Pour d’autres exemples possibles de ce phénomène mal connu, voir Dominicy (1984), Gouvard (1994a: 124-128).
[15] Sur le statut de c’est dans le vers (52), voir la note 6