Article paru dans Lenguaje, cognicion y otras cosas dem
monton, p. 195-110,
recueil édité par Luisa Mora Milla, Servicio de Publicaciones, Universidad de Cadiz, 2008.
distinguer
sans diviser.
contre
certaines analyses segmentales
1.
L'esprit de division.
En
longeant un trottoir de Macinaggio (Corse), on pouvait voir récemment ce menu
affiché sur une grande ardoise devant le restaurant La Galère :
La Galère vous propose ses
§§§§
* Salades
* Poissons
* Viandes
* Bruschetta
* Crêpes
* Glaces artisanales
§§§§
On
pourrait penser que la première petite ligne décorative,
« §§§§ », est une frontière qui divise le message en deux constituants, un premier: “ La
Galère vous propose ses ” , puis un second: “ Salades, Poissons, Viandes… ”.
Mais il y a là plutôt deux messages convergents tels que la forme de l’un est
incluse dans celle de l’autre: une phrase “ La Galère vous propose ses salades,
poissons, viandes… ”, et une liste “ salades poissons
viandes… ” Une majuscule marque le début de la phrase. Chaque item de
la liste est distingué comme un alinéa dont une majuscule marque le début (et
ennoblit peut-être le produit). La liste est distinguée par son formatage, y compris l’encadrement par deux
lignes décoratives qui en marquent le début et la fin.
On
peut donc distinguer la liste sans
que ce qui en marque le début divise
le message qui l’enveloppe en deux constituants. Plutôt qu’un frontière, limite mutuelle qui
séparerait le pseudo-constituant “ La Galère vous propose
ses ” et le vrai constituant (liste/Groupe nominal), la première
ligne de “ §§§§ ” est une borne
initiale, limite dissymétrique, qui marque qu’en revenant en arrière on sort de
quelque chose, mais qui n’interrompt pas la continuité du début de phrase et du
clitique prénominal “ ses ” avec les substantifs qui le suivent.
Il
est naturel qu’on puisse focaliser et distinguer une partie d’un ensemble sans
focaliser et distinguer son complémentaire en supposant qu’il en ait un.
Mallarmé,
adressant en 1892 une lettre à son éditeur Léon Vanier, écrit sur l’enveloppe,
comme à l’attention du facteur[1]:
A
toutes jambes, Facteur, chez l’
Editeur
de la décadence,
Léon
Vanier, Quai Saint-Michel
Dix-neuf,
gambade, cours et danse.
Le premier vers,
avec sa rime ultra-suspensive, est bizarre. Il est difficile d’y trouver une
justification de la coupure, à part le jeu métrique qui pourrait être gratuit,
mais la distinction du second vers a une fonction plausible: c’est, comme sur
une enveloppe, une ligne qui indique en l’isolant la raison sociale du
destinataire. La métrique peut, en la focalisant métriquement, isoler une
notion (comme une fleur, ce qui n’est pas le cas avec Vanier).
Souvent nous
sommes tentés d'opérer des classifications (égalitaires) ou des divisions
(symétriques) pour rendre compte de phénomènes linguistiques qui relèveraient
plutôt d'une analyse dissymétrique. Un exemple bien connu de cette tendance est
fourni dans l'enseignement de la grammaire à l'école par l'analyse dite
“ logique ” du discours, qui est une sorte très spéciale d'analyse en
constituants. Soit la phrase “ Amélie se demande si il pleut ” ;
l'analyse syntaxique peut y distinguer notamment deux unités syntaxiques propositionnelles,
l'une minimale, “ il pleut ” et l'autre qui l'inclut : la phrase
même. A cette analyse hiérarchique, l'analyse dite (curieusement)
“ logique ” substitue une division linéaire par segmentation
exhaustive en unités syntaxiques de même niveau ; visant à livrer un simple
découpage de la phrase, comme d’un spaghetti, en tronçons successifs, elle
prélève sous le nom de “ proposition ” subordonnée un segment
“ si il pleut ” (c’est en effet un constituant, sinon une
proposition) , et puis elle nomme “ proposition principale ” le
reste, “ Amélie se demande ”, proposition manifestement amputée du
complément direct de son verbe transitif.
Quoique l'analyse
“ logique ” conduise à des impasses et à des illogismes manifestes
dès qu'on l'applique à des phrases à peine plus compliquées, elle est encore
obstinément enseignée dans de nombreuses classes en France, peut-être à cause
de sa grande simplicité : cette procédure plaît à l'esprit de division ou de segmentation, qui est une sorte d'analyse
symétrique puisqu'elle donne des morceaux égaux en tant que complémentaires.
Cet exemple est
caricatural, mais il en est de plus subtils. Nous allons parcourir, dans des
domaines divers, quelques-uns des très nombreux cas où l'esprit de division ou
de classification symétrique peut susciter des fantasmes analytiques.
2.
L'esprit de division invente les “ propositions incises ”.
“ Il
fera beau demain, disait Amélie ” est une phrase à l'intérieur de laquelle
“ Il fera beau ” est un constituant évident et indiscutable. Alors il
plairait à l'esprit de division symétrique que “ disait Amélie ” en
soit un, et à première vue cela paraît assez évident, même sur le papier,
puisque “ disait Amélie ” semble être séparé (graphiquement par une
virgule) et déplaçable en bloc comme dans “ Il fera beau, disait Amélie,
demain ” ; eu égard à cette possibilité d'insertion apparente de
“ disait Amélie ” dans le constituant hôte, on le dit “ incis(e) ”, et comme il
faut lui trouver une catégorie, on le dit souvent “ proposition
(incise) ”, puisque avec son verbe “ disait ”, c'est à une
proposition qu'il ressemble le plus.
Mais
la ressemblance n'est pas parfaite. On pourrait quand même se méfier en
observant que ce constituant serait une proposition amputée de son complément
direct, puisque “ disait ” est transitif. On pourrait aussi se
demander pourquoi, si c'est une proposition “ incise ”, il peut se
placer à la fin ou à l'intérieur de “ Il fera beau < > demain
< > ”, mais pas au début (* “ Disait Amélie, il fera beau
demain ”), alors que la proposition bien formée “ vous le
savez ” peut s'adjoindre comme incidente[2] aussi bien au début
qu'au milieu ou à la fin (“ Vous le savez, il fera beau demain ”,
“ Il fera beau, vous le savez, demain ”, “ Il fera beau demain,
vous le savez ”) : en fait, “ disait Amélie ” n'est pas
toujours incis (inséré), mais il est toujours postposé à quelque chose. On peut
aussi se demander pourquoi, malgré la discontinuité manifestée par la virgule
et la prosodie, il existe un indice de continuité syntaxique entre cettte chose
postposée qu'on appelle l'“ incise ” et ce qui la précède, que
j'appellerai son support : son
verbe initial “ disait ” doit succéder immédiatement à son support et
ne peut pas en être séparé par des éléments non-clitiques comme dans *
“ Il pleuvra, l'autre jour disait Amélie, demain ” ; alors que
le verbe “ (le) sait ” dans “ Il pleuvra, manifestement Amélie
le sait, dès demain ” est précédé dans l'incidente même du non-clitique
“ manifestement ”. Cette contrainte de succession immédiate converge
avec l'impossibilité pour “ disait Amélie ” d'être antéposé comme
dans “ Disait Amélie, il pleuvra demain ” où, de manière évidente,
l'“ incise ” n'a aucun support à quoi son verbe puisse succéder
immédiatement.
Sous
l'apparence superficielle d'une phrase seule, il y a ici, semble-t-il plutôt,
deux énonciations, la forme de l'une, plus grande, incluant et débordant celle
de l'autre. En effet, en disant “ Il fera beau demain, disait
Amélie ”, le locuteur, disons Luc, accomplit deux actes de paroles pragmatiquement
convergents, mais distincts :
1)
Luc dit “ Il fera beau demain ” et en le disant, il ne veut pas
vraiment donner à croire qu'il fera beau demain, mais signifier, par un acte de
parole mimétique ou reproductif, que
quelqu'un dit ou a dit comme lui “ Il fera beau demain ” ; il
s'agit, dans ce cas, de ce qu'on pourrait appeler du style direct libre ;
ce signe est autonome au moins dans son principe : certes, en l'absence
d'indices contraires (contextuels ou externes ) suffisants, on penserait que
Luc affirme en effet – sérieusement – qu'il fera beau demain.
2)
En ajoutant “ disait Amélie ”, qu'on peut désigner comme augment, Luc dit aussi, tout compte fait : “ Il fera beau demain,
disait Amélie ”, énoncé total qui récupère la forme du précédent comme
support de l'augment. Cet énoncé total est une phrase dont le verbe central est
“ disait ” et dont l'objet du verbe, antéposé à ce verbe, coïncide
avec la forme de “ Il fera beau demain ”. Il n'est pas nécessaire de
faire l'hypothèse que l'augment est une unité syntaxique pour comprendre ce
type de formation : le support peut être un constituant sans que son
complémentaire, l'augment, en soit un[3].
La
discontinuité marquée avant l'“ incise ” intonativement ou
graphiquement par virgule peut donc, dans l'énoncé total du type “ X
disait Amélie ”, ne pas être une discontinuité symétrique entre “ Il
fera beau demain ” et “ disait Amélie ”. Elle peut marquer
plutôt, à l'intérieur de cet énoncé total, la fin de l'acte de parole
reproductif qu'il inclut “ Il fera beau demain, ” (X,). Ainsi, dans
“ Viendrez-vous, demandait-elle ” ou “ Viendrez-vous ?
demandait-elle ”, on peut substituer, à la virgule qui marque la fin du
support, le point d'interrogation qui marque la modalité énonciative de ce qui
y est reproduit : ce point d'interrogation n'a aucune valeur au niveau de
l'acte de parole incluant et de son énoncé total. Marquer la fin de l'énoncé
reproductif n'est pas la même chose que marquer, dans l'énoncé total, la
frontière entre le complément antéposé et le verbe qui le suit.
Distinguer
la forme d'un acte de parole reproductif à l'intérieur d'un énoncé total
l'englobant n'est donc pas diviser cet énoncé total entre cette forme et son
complémentaire.
L'analyse
de ce cas est, il est vrai, particulièrement complexe –, la tentation de
l'analyse divisionnaire y est particulièrement forte –, et je renvoie pour ce
point non évident à des arguments présentés ailleurs[4].
3.
Morphosyntaxe : “ puisque ”, mot embarrassant pour l'esprit de
division.
“ Puisque ”
est un mot, ou en tout cas un constituant, dont non seulement la graphie, mais
d'autres critères (comme l'impossibilité d'y faire une insertion) manifestent
l'identité. Alors son e optionnel
devrait être un e féminin (grammaticalement
posttonique) : en effet, dans “ puisque ”, il y a une (seule)
voyelle stable, [i], et l'e optionnel
qu'on peut prononcer en dernière syllabe lui est postérieur[5].
Pourtant
cet e instable n'a pas un
comportement normal. Il devrait être purement et simplement économisable (ou
disons : élidable) comme tous les e
féminins devant mot jonctif[6] ; et il est vrai
que, devant “ il pleut ”, on peut “ élider ” aussi bien l’e de “ puisque ” que celui de
“ comme ”. Mais, particularité observée par de nombreux grammairiens
surtout normatifs, en orthographe, l'élision peut se traduire graphiquement
dans “ puisqu'il pleut ”, mais non dans “ comm' il pleut ”,
qui s'écrit “ comme il pleut ”.
Entre
ces deux mots, “ puisque ” et “ comme ”, la prononciation
fait aussi parfois une différence que la parole métrique (en poésie ou chant)
peut manifester nettement : dans un style où on pratique des enjambements
assez discordants pour pouvoir même placer une conjonction à la césure ou à la
fin du vers, un mot comme “ puisque ” peut paraître à la rime, et on
peut alors trouver des choses du genre suivant[7] :
Les gens devraient t'aimer, puisque 8-voyelles,
rime en “ ‑e ”
Tu suis la même route qu'eux.
Ces
deux vers peuvent sonner (assez naturellement) comme de même mesure (8
voyelles) et de même rime (“ ‑e = ‑eux ”),
comme s'il s'agissait d'un mot “ puisqueu ” à e final stable. Il est vrai que les deux vers qui suivent peuvent
aussi fonctionner comme des 7-voyelles, à rime “ -isque ”, mais à
condition, cette fois, d'y “ prononcer ” ou traiter rythmiquement
“ puisque ” de la même manière que “ risque ” :
Les gens
devraient t'aimer, puisque 7-voyelles, rime en “ ‑isque ”.
Tu ne prends plus aucun
risque.
Le
traitement prosodique se comprend peut-être plus facilement dans le second
cas : le mot “ puisque ” ayant apparemment un e final féminin, il peut paraître normal
qu'on le rythme de la même manière que “ risque ” et que son /i/, qui
est sa dernière voyelle masculine (non féminine), puisse être l'appui de son rythme métrique (7e
voyelle d'un rythme 7) et de sa rime en “ isque ” avec
“ risque ” (première voyelle nécessaire à sa rime). Ce qui peut
surprendre, c'est la possibilité, illustrée par le distique précédent, de
traiter l'e de “ puisque ”
comme appui du rythme (8e voyelle sur 8) et de la rime en
“ eu ” avec “ qu'eux ”[8]. Ce traitement
rythmique d'une voyelle apparemment féminine comme une masculine n'est pas
normal, et il serait choquant à la fin de “ comme ” ; par
exemple, un lecteur familier de poésie métrique pourrait être choqué de
rencontrer, en contexte de rythme 8, et supposés rimant entre eux, les deux
vers suivants :
Les lecteurs vont
t'aimer, comme 8-voyelles, rime en “ e ” (!)
Tous tes vers sont
vraiment fameux.
En s'obligeant à sentir ces vers selon cette métrique, ce
lecteur pourrait avoir l'impression qu'on le force à traiter articiellement le
mot “ comme ” comme si c'était un mot “ commeu ” (à voyelle
finale stable) qui n'existe pas : cela passe très mal en français. Ce vers
en “ comme ” devrait plutôt rimer avec un vers de rythme 7 et rimer
avec un mot tel que “ pomme ”.
Cette
possibilité curieuse pour un e
normalement féminin d'être parfois traité comme une voyelle masculine s'observe
dans quelques autres mots, dont “ quoique ” et “ lorsque ”,
qui ont en commun avec “ puisque ” de se terminer graphiquement et
phoniquement en “ qu(e) ”. Pour suggérer expliquer le comportement
parfois masculin du e pourtant final
de ces mots plurivocaliques, il suffit d'y distinguer comme constituant le
“ que ” qu'ils ont en commun et de considérer que ce constituant
“ que ” peut former au niveau supérieur un constituant avec la
proposition qui suit ; soit une structure du type :
(1) puis‑[
que [tu ne prends plus aucun risque] ]
Relativement au constituant “ que tu ne prends plus
aucun risque ”, l'e instable de
“ puisque ” est, bien normalement, masculin, et non féminin,
puisqu'il n'est pas postérieur à sa dernière voyelle stable, le /i/ de
“ risque ”.
La
particularité consiste dans la divergence de cette structure (1) avec celle
selon laquelle “ puisque ” est un constituant (un mot) :
(2) [ puisque ] [ tu ne prends plus aucun risque ]
Ces deux structures sont divergentes, et cependant elles
semblent pouvoir coexister. La curiosité de l'élision graphique de
“ puisqu'il ” traduit cette divergence : “ qu(e) ” y
reste soudé en un mot graphique avec “ puis‑ ”, mais à l'égard
de l'élision graphique, il est traité comme un constituant privé de voyelle
stable et qui serait donc privé (par l'“ élision ”) de toute voyelle.
A
l'égard de la structure 1, on constate que “ que ” est un
constituant, mais rien n'indique que “ puis‑ ” en est un, mis à
part le fait que c'est le complémentaire du constituant “ que ” dans
le constituant “ puisque ” ; il ne correspond du reste au mot
français “ puis ” ni tout à fait sémantiquement, ni tout à fait
phoniquement, car, contrairement à ce dernier, il se termine par un [s]).
(Est-il nécessaire de rappeler qu'un signe linguistique combine une forme et
une valeur linguistique ?).
Il
s'agit donc d'un cas où un morphème (ici, “ que ”) peut se distinguer
dans un mot sans que le reste du mot (ici “ puis‑ ”) soit un
morphème ou une suite de morphèmes identifiables[9]; bref,
“ puisque ” est un mot, dont la forme est composée de la forme du
morphème “ que ” et d'un complément de forme qui n'a pas de valeur
morphémique. Il faut distinguer le
“ que ” à l'intérieur de “ puisque ”, mais sans diviser “ puisque ”.
4. Le cas de
“ parce que ”.
On
peut considérer “ parce que ” comme un mot analogue à
“ puisque ” même s'il s'écrit en deux apparences de mots
graphiques ; “ parce ” n'y a aucune autonomie, sinon purement
étymologique, car il n'inclut plus un démonstratif et ne signifie plus
“ par ceci ”[10]. En témoigne la
transformation phonique en “ passque ” dans la langue familière, où
la forme de “ par ” n'est plus reconnaissable. Cependant
“ que ” s'y comporte comme un morphème, non seulement dans
l'orthographe qui l'identifie, mais dans la prononciation, car, par exemple,
quand on dit “ Parce que! ” (ou “ Passque ! ”) tout
court, ou que, du moins, on fait une pause après “ parce que ” ou
“ passque ”, l'e instable
final n'est plus atone et élidable comme dans le simple mot
“ masqu(e) ” : il se comporte comme un e masculin et on prononce quelque chose comme “ parce
queu ” ou “ passqueu ” (chose horrible à écrire).
Si
“ parce que P ” n'incluait pas un
constituant “ que ” initial d'un constituant “ que
P ”, alors le mot que je vais écrire “ parceque ” serait une
exception absolue à une contrainte profonde et séculaire de la langue
française :
Limite de cadence en français. La cadence
des mots ou syntagmes français ne peut être supérieure à deux, c'est-à-dire que
leur dernière voyelle stable (leur tonique
grammaticale[11]) ne peut être suivie
que d'une instable (posttonique) au plus.
Cette
limite de la cadence lexicale ou syntagmatique à 2 voyelles est établie dans la
langue française depuis le IXe siècle.
La
tonique grammaticale de ce mot inanalysable “ parceque ”, en y
supposant bien les deux e instables
graphiquement signalés, devrait être sa dernière voyelle stable /a/ ;
celle-ci formerait avec les deux e
optionnels suivants une cadence de 3, possible dans des langues comme l'italien
ou l'anglais (“ p’iccolo ” “ B’uckingham ”), mais exclue en
français. Ce qui autorise l'exception du mot “ parce que ”, ou,
plutôt, fait que ce n'est pas vraiment une exception, est que l'e de “ que ” peut fonctionner
comme masculin au sein du groupe “ que P ” qu'il forme avec la
proposition qu'il introduit.
Ainsi
“ parce que ” est bien un mot, et il inclut un morphème “ que ”,
mais sans que le complémentaire “ parce ” de ce morphème
“ que ” soit véritablement un morphème (ou une suite de morphèmes).
On peut distinguer un morphème “ que ” dans “ parce que ”,
mais sans diviser “ parce que ” en deux composants. Comme la virgule,
dans une phrase à “ incise ”, marque la fin d'un composant initial,
mais non le début d'un constituant, l'espace, dans “ parce que ”,
marque le début d'un morphème final, mais non la fin d'un morphème initial. La borne (ou limite) d’un territoire dans un espace n’est une frontière (symétrique) que si elle
limite symétriquement, de l’autre côté, un autre territoire[12].
Quant
à la possibilité que, dans “ Puisque P ” ou “ Parce que
P ”, simultanément, “ puisque ” et “ parce que ” d'une
part, et d'autre part “ que P ”, soient des constituants
morpho-syntaxiques, elle découle de la possibilité assez souvent constatée des
agglutinations et amalgames fonctionnels. Dans une construction du type
“ f ( g ( X) ) ”, les constituants basiques
sont “ X ”, “ g(X) ” grâce à la fonction “ g ”
appliquée à “ X ”, et “ f(g(X)) ” grâce à la fonction
“ f ” appliquée à “ g(X) ”. Mais, de même que le double du triple de 1 est le sextuple de 1, où la fonction
“ sextuple de ” vaut notamment “ double du triple de ”, de
même dans “ Préposition ( Article (N) ) ”, les
fonctions “ Préposition ” et “ Article ” peuvent se
combiner en français comme dans l'amalgame “ au ” ayant la fonction
de “ *à le ” ; au sein de la forme phonique de cet amalgame /o/,
ni la préposition, ni l'article ne sont plus des signes distincts (sauf à
supposer des formes… abstraites,
c'est-à-dire justement plus des formes). Ainsi “ parce que ” (ou
“ passque ”) et “ puisque ” sont des amalgames, ou des
presque-amalgames, dans lesquels un élément constitutif est encore repérable et
distinguable mais où l'autre est déjà fondu dans le tout.
L'esprit
de division, qui ne saurait s'accommoder de ce statut dissymétrique, a deux
manières non-dissymétriques d'analyser “ parce que ” et
“ puisque ”. Ou bien il y reconnaît la distinction du morphème réel
“ que ”, et alors, dans la foulée, il invente les morphèmes (ou
suites de morphèmes) complémentaires inexistants “ parce ” (ou
“ par ce ”) et “ puis‑ ”. Ou bien il ne reconnaît pas
la distinction de “ que ”, et, n'ayant pas reconnu un morphème
existant, il ne lui forge pas un symétrique inexistant.
5.
L'esprit de division classe pour le rythme les voyelles en comptées et non
comptées.
Un
linguiste devrait être très reconnaissant aux vers (métriques) d'exister même
s'il n'aime pas les lire : grâce à aux régularités systématiques qui la
caractérisent, la versification métrique oblige parfois à reconnaître des
principes ou des formes qu'on aurait peu de chance de reconnaître sans elle,
parce qu'elles sont parfois presque contre-intuitives.
Il
est traditionnel en analyse phonologique historique de découper simplement les
mots ou unités accentuelles en parties prétonique, tonique et
posttonique ; soit une pure et simple segmentation (linéaire) : le
mot est ainsi exhaustivement divisé en parties extérieures les unes aux autres.
Cette
segmentation est utile, mais elle ne devrait pas dispenser d'apercevoir une
évidence autre imposée par la versification dans bien des langues. En poésie
métrique française par exemple, en tradition littéraire, on connaît bien deux
régularités essentielles : les vers ont un rythme déterminé, dit mètre, et ils constituent des groupes au
moyen de la rime. Or le mètre est un
rythme régulier dont le domaine n'est pas la totalité du vers, mais,
précisément, la partie de la forme phonémique du vers qui inclut sa dernière
voyelle masculine (sa tonique) et ce
qui précède : j'appelle cet ensemble sa partie anatonique, comprenant la tonique et les éventuels éléments
prétoniques prélevés comme en amont d’elle (ana).
La rime est une équivalence codifiée dont le domaine strict est la partie
phonémique du vers qui inclut sa tonique et ce qui suit : je l'appelle sa
partie catatonique, comprenant la
tonique et les éventuels éléments posttoniques prélevés comme en aval (cata). En métrique de tradition orale,
la tonique elle-même, à elle toute seule, est distinctement pertinente à divers
égards (chronorythmique notamment), il s'agit même plus précisément de
l'attaque (angl. “ onset ”) de la tonique[13].
Ainsi
un alexandrin féminin du temps de Racine (XVIIe siècle) comme
“ Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ”
avait : 1) une longueur totale (non pertinente) de 13 syllabes, car on
prononçait bien “ tê‑tes ” en 2 voyelles, 2) une longueur
anatonique de 12 voyelles dont la dernière est le “ ê ” de “ tê‑tes ”
(où s'inscrivait son rythme 6-6) ; et peut-être une longueur catatonique
ou cadence de 2 voyelles (impliquée par la rime féminine en “ ‑ê‑tes ”).
Ces trois domaines fondamentaux et manifestes de l'analyse métrique, à savoir
la partie tonique, la partie anatonique et la partie catatonique, n'ont
peut-être qu'un tort aux yeux de la plupart des analystes : c'est de se
chevaucher au lieu de se succéder, comme s'il devait suffire de découper la
“ suite ” phonique en morceaux pour analyser le rythme. Comme pour
aggraver leur cas, le début de la partie catatonique ne coïncide même pas
systématiquement avec une frontière de syllabe (la forme catatonique de
“ … tê‑tes ” commence au milieu de la syllabe “ tê‑ ”),
alors que les syllabes auraient le mérite de se succéder comme des segments. Ce
qui plaît à l'esprit de division, c'est plutôt que le vers soit une succession
d'un ou plusieurs grands segments (mesures), chacun de ces segments étant
lui-même une succession de segments syllabes, chacune de ces syllabes étant à
son tour une succession de segments phonèmes. Comment supporter qu'un
emboîtement si simple, si beau, ne soit pas vrai ?
Par
paresse intellectuelle, on a donc inventé en France quelques principes ou
notions qui permettent de rabattre l'analyse du rythme dans une perspective
segmentale. D'une part, on déclare souvent, jusque dans des traités de
métrique, que la dernière voyelle d'un alexandrin féminin (par exemple) est
muette ou élidée – ce qui est notoirement faux historiquement ; ou bien,
plus prudemment, on déclare que cette voyelle est “ apocopée ”, ce
qui paraît plus savant et est un peu plus mystérieux, car on peut ainsi
suggérer qu'elle n'est pas pertinente pour le mètre même au cas où elle serait
réalisée (là est la prudence). Autre truc, la notion de “ voyelles
comptées ” : ne dites pas carrément qu'un alexandrin féminin de
Racine avait seulement 12 syllabes (en déclarant la 13e élidée),
mais dites plus subtilement que le “ compte ” de ses voyelles
s'arrêtait à la dernière masculine (de quelque manière qu'on la nomme) ;
ce procédé est rassurant pour l'étudiant qui compte les voyelles d'un
alexandrin féminin (13 syllabes) : il a le droit de dire : “ Tel
vers a 12 syllabes comptées, car j'ai arrêté de compter à la 12e,
car le mètre se compte comme ça d'après mon traité de métrique ; peut-être
bien qu'il en avait une autre du temps de Racine, mais celle-là, ce n’est
qu’une voyelle non comptée, car moi je ne l'ai pas comptée, comme je viens de m’en
expliquer. ” Voilà qui est incontestable : les 13 voyelles d'un
alexandrin féminin comptent pour 12 si on s'interdit d'y compter la 13e.
Mais sentir un rythme (musical ou poétique) n'étant nullement compter, cette
explication moliéresque remplace simplement la question “ Quel est le
domaine du mètre ? ” par la question plutôt moins directe
“ Quand est-ce que ces métriciens s'arrêtent de compter ? ”.
La
terminologie comptable caractérisant le mètre par des voyelles
“ comptées ” est donc une manière de se dispenser de reconnaître
clairement la pertinence du domaine anatonique, que ne reconnaît pas le simple
découpage de l'objet rythmé en segments successifs prétonique, tonique et
posttonique.
(C'est
encore l'esprit de division, et de divisions bien emboîtées les unes dans les
autres, qui veut que les hémistiches d'un alexandrin soient des “ suites
de syllabes ” et que par conséquent la césure coïncide avec une frontière
de syllabe. Implication bien embarrassante : dans “ Heureux qui comme
Ulysse a fait un beau voyage ”, la césure devrait coïncider avec la
frontière des deux syllabes de /li.sa/, et ainsi le mot “ Ulysse ”,
/ylis/, devrait être écartelé entre le premier hémistiche (/yli/) et le second
(/s/)).
6.
L'esprit de division segmente en voyelles et consonnes.
On
considère souvent (ou souvent encore?) les voyelles et les consonnes comme des
“ segments ”, maillons égalitairement distinguables d'une chaîne de
phonèmes apparaissant les uns après les autres. On peut effectivement segmenter
les voyelles – y compris physiquement – : par exemple la séquence
phonétique notée [sas] peut être tronquée d'une partie initiale et d'une partie
finale de telle manière que le milieu soit percevable comme un /a/. Seulement,
on sait depuis longtemps que les segments initial et terminal prélevés dans
cette opération ne sont plus reconnaissables (auditivement) comme des /s/. Ou
bien on y entend des syllabes du type /sa/ ou /as/, alors qu'on prétendait les
avoir séparés du /a/ ; ou bien ils ne fonctionnent tout simplement plus
comme des sons du langage. Les consonnes sont en effet non pas des signaux
autonomes, mais des modulations, généralement initiales ou terminales de
voyelle, ou de voyelle déjà ainsi modulée (groupes consonantiques) ; donc
ce ne sont pas des segments, car par définition la modulation d'un objet étant
un aspect de cet objet (ne fût-ce que d'une partie de cet objet) n'en est pas
détachable sans altération. Cela, on le sait d'expérience depuis longtemps. Mais
l'esprit de division aime mieux continuer à penser, donc nommer, les consonnes
comme des segments. L'écriture
alphabétique (plus ou moins phonémique), justifiée par son utilité pratique
dans la communication l'encourage à persister dans cette erreur radicale[14].
C'est
précisément s'obstiner et persister
dans cette erreur que de dire par exemple, comme on le fait parfois, que les
consonnes, présupposées segmentales, sont “ reconnaissables grâce à ” des
déflexions formantiques initiales ou terminales de voyelles ; c'est là
parler comme si ces déflexions, modulations initiales ou terminales, étaient
des indices des consonnes, mais n'étaient pas les consonnes ; comme si les
consonnes avaient une substance cachée qui se trahirait par ces indices comme
un feu qu'on ne voit pas peut se trahir par la fumée. Cette petite métaphysique
phonétique permet de continuer à soutenir que les consonnes sont des segments.
Mais il est difficile de la prendre au sérieux, car si la forme même d'un signe
(ou signal) était elle-même non-perceptible et devait être à son tour signalée
par une autre forme, sensible celle-là, cette autre forme serait de fait la
seule forme du signe, une forme non-perceptible de signe n'en étant pas une, à
moins de dénaturer la notion même de signe (ou de signal). Un signal qu'on
appellerait un “ son ”, mais qui se manifesterait par une couleur,
serait une couleur. Un phonème qui ne se manifeste pas comme segment
(segmentable des autres), mais comme modulation d'un autre, est une modulation.
7.
L'esprit de division découpe le vers trochaïque en pieds
Les
vers de l'Ode à la Joie de Schiller (“ An die Freude ”, 1785) ont un
rythme égal, ou mètre, sensible par exemple dans ce distique :
Alle Guten, alle Bösen ( Tous les bons, tous les mauvais
Folgen ihrer Rosenspur. suivent
sa trace de roses. )
Un aspect manifeste de l'équivalence entre ces vers, c'est
qu'ils ont, l'un comme l'autre, quatre temps principaux correspondant aux
voyelles distinguées ici en gras – voyelles rythmiquement principales, qui sont ici des voyelles accentuables –, et qu'entre
deux voyelles principales successives, il y a un intervalle régulier en tant
qu'incluant exactement une voyelle, rythmiquement secondaire. Certes, il y a une différence sensible entre les deux
vers, à savoir que le premier a une cadence double (dite féminine), puisqu'à
partir de sa dernière voyelle principale, disons sa tonique[15], il y a deux voyelles
(dans “ ‑ösen ”) et
que le second a une cadence simple (dite masculine), puisqu'à partir de sa
tonique il y a une seule voyelle (dans “ ur ”). Mais la partie anatonique des deux vers a bien le même
rythme : 4 voyelles principales (longueur
4 à ce niveau), avec des intervalles réguliers d'une voyelle ; on peut
dire qu'ils ont une trame d'intervalle 1,
celle-ci produisant un effet de régularité métrique interne à chacun des deux
vers.
Mais
analyser rythmiquement ainsi le vers ne serait pas simplement le découper en
parties auxquelles on donne des noms. L'esprit de division préfère segmenter
les vers en petits morceaux, dits pieds ;
pour cela, naturellement, il faut plutôt segmenter le vers en groupes de
syllabes (consonnes comprises) qu'en groupes de voyelles, car, déjà, distinguer
les voyelles en négligeant les consonnes, c'est distinguer, plutôt que
diviser… ; la régularité interne apparaît totale dans le premier vers si
on le découpe en 4 pieds composés d'une voyelle principale (notée ci-dessous ta) et d'une secondaire (notée ti) dits trochées (ta-ti). Malheureusement, cette analyse qui a le charme de
l'unilinéarité fait saillir une différence à la fin des deux vers : il
manque une voyelle au dernier pied du second vers, “ spur ”, pour faire un trochée ;
il a la forme ta au lieu de ta-ti :
[ Alle
] [ Guten ], [ alle ] [ Bösen ]
[ Folgen ] [ ihrer ] [ Rosen- ] [ spur ].
L'esprit de division (en segments égaux) va-t-il renoncer
devant un si petit obstacle ? Qu'à cela ne tienne : il suffit de
déclarer que “ spur ” est
un trochée catalectique, c'est-à-dire
tronqué, et alors on peut donner une espèce de statut théorique à son manque d'une voyelle en le promouvant au
rang de voyelle (manquante), une
nouvelle espèce de voyelle toute théorique, une voyelle abstraite, ou supprimée
(ce qui suppose une existence dans quelque état antérieur). Moyennant cette invention théorique, l'analyse segmentale des deux
vers en tétramètres trochaïques,
c'est-à-dire, 4-trochées, est sauvée ; le 4‑trochées masculin ainsi
restitué est un trochée “ catalectique ”, tronqué. (Remarquer que la
fiction du pied tronqué est radicalement double, elle suppose l'invention de la
voyelle – pour satisfaire l'analyse –, et puis son élision – pour rattrapper
l'observation …) Cette analyse est souvent admise, on peut même la qualifier de
traditionnelle. C'est, si on regroupe deux 4-trochées en un 8-trochées, celle
qu'Edgar Poe admettait dans l'analyse de son Raven, en considérant comme “ octomètres trochaïques ”
(la plupart “ catalectiques ”) des vers du type : “ On the pallid bust of Pallas just above my chamber door ”, où le dernier pied “ door ” ne peut apparaître comme un trochée Ta-ti qu'à l'intellect qui forge des
syllabes et rythmes imaginaires.
8. Implications typologiques des divisions symétriques
en pieds descendants et ascendants.
L'analyse
en pieds du type trochée a de non négligeables implications typologiques.
Sur
le papier, il y a une parfaite symétrie entre des pieds dits descendants du type [ta-ti] dans [[ta ti
ta ti ta ti ta ti…], ou [ta-ti-ti] dans [ta ti ti ta ti ti ta ti ti ta…] (trame d'intervalle 1 ou 2 selon le cas) et des pieds dits montants du type [ti-ta] dans [ti ta ti ta ti ta…], ou [ti ti ta] dans [ti ti ta ti ti
ta ti ti ta ti ti ta …] : l'iambe [ti-ta] semble être simplement l'inverse du trochée [ta-ti] comme l'anapeste [ti-ti-ta] semble être simplement l'inverse du dactyle [ta-ti-ti]. On
reconnaît par exemple un vers iambique dans la variante anglaise du 4‑6/6‑4
européen, le 5-iambes (pentamètre
iambique), tel que[16] :
[ To be ] [ or not ] [ to be, ] [ that is ] [ the ques‑ ]
tion
Remarquons déjà que, dans ce cas, on
reconnaît le caractère extra-métrique de la 11e voyelle (ou syllabe)
qui fait le vers féminin, ce qui revient à distinguer comme pertinente sa forme
anatonique, alors que, pour découper les vers trochaïques en pieds trochées, on
doit considérer cette voyelle féminine finale comme métrique même quand elle
n'existe pas (car de “ spur ”
ci-dessus). Rencontrant un vers trochaïque masculin, le métricien qui a cette
forme de l'esprit de division dit à sa dernière syllabe : “ Tu m'es
trochée, car tu es suivi d'une voyelle qui, certes, ne s'entend pas, mais dont
ma théorie implique l'existence ”, mais devant un vers qui présente cinq
iambes suivis d'une féminine, il dit simplement à celle-ci : “ Pour
moi tu n'es rien, je ne te compterai pas ”. Cela n’est pas juste, et
fournit déjà un indice du caractère factice de la symétrie de ces deux
analyses.
Or
les vers à trame trochaïque ont souvent un comportement différent des vers à
supposés pieds iambiques : alors que la troncation du dernier pied supposé
dans les vers découpés en trochées y serait banale (elle concernerait tous les
vers trochaïques masculins!), elle ne l'est ni à la fin, ni au début des vers
iambiques ; par exemple, dans le 5-iambes anglais (pentamètre iambique), l'absence de voyelle secondaire initiale – [ta ti ta ti ta ti ta ti ta] au lieu de [ti ta ti
ta ti ta ti ta ti ta]
– est tout à fait exceptionnelle, et tout simplement inexistente chez
certains auteurs. Par contre, la régularité de trame (suite de voyelles
principales séparées par des intervalles réguliers) est beaucoup plus constante
dans les vers trochaïques que dans les vers originairement ou supposément à
pieds iambiques. Par exemple, dans le supposé “ 5-iambes ” anglais,
spécialement à partir d'une certaine époque, le découpage en pieds de deux
voyelles n'offre pas toujours cinq iambes d'allure réellement [ti-ta] ; le cas d'exception le plus
connu est celui dit du pied inversé,
comme dans ce vers du sonnet 75 de Shakespeare : “ Doubting the filching age will steale his treasure ” : ici le premier pied (encore supposé…) paraît plutôt
rythmable en [ta-ti] qu'en [ti-ta].
Ce
contraste semble révéler une différence plus profonde entre une métrique à
trame, constante dans toutes les traditions orales (que peut compléter une
métrique de groupe ou de longueur au niveau des voyelles principales, et la
tendance à une métrique de longueur (sans trame, ou à trame instable) plus
caractéristique de certaines traditions littéraires. Dans le “ pentamètre
iambique ”, où l’analyse iambique en 2-2-2-2-2 est souvent pertinente, ce
rythme est compatible avec, au niveau supérieur, un rythme 4-6 ou 6-4. Au sein
de chacune de ces deux mesures supérieures (dont la dernière voyelle est la
tonique d’un hémistiche, mais non nécessairement sa dernière voyelle), la
régularité de détail en 2-voyelles peut s’estomper. C’est le cas quand il y a
ce qu’on analyse traditionnellement comme une inversion de pied (en début de
mesure) : deux pieds montants [ti-ta
ti-ta] avec inversion apparente du
premier en [ta ti ti ta] ne sont peut-être plus deux pieds,
mais il reste là, à défaut d’un rythme 2-2, un rythme 4 qui était d’emblée
compatible avec lui ; comme par hasard, l’inversion n’affecte jamais le
dernier iambe ou 2v d’un 4-6/6-4.
La
régularité de trame à intervalles linguistiques réguliers (nombres de voyelles
par exemple) s'apparente volontiers à la régularité musicale dans laquelle des
événements repères (instants métriques principaux) sont séparés par des durées
égales (intervalles chrono-métriques).
Ainsi
la division factice en trochées supporte une symétrie factice entre pieds
ascendants et (supposés) pieds descendants et masque une distinction
typologique plus profonde entre des régularités de trame (chronométrique ou
grammaticale) et des régularités de longueur anatonique formant un système plus
stable dans certaines métriques littéraires.
La
reconnaissance éventuelle des pieds ascendants comme [ti ta] et [ti ti ta], mais
non de pieds descendants comme [ta
ti] ou [ta ti ti], laisse apercevoir
une généralité, suivant laquelle les mesures rythmiques, qu'elle soient
minimales comme des pieds, ou plus grandes comme la mesure d'un hémistiche ou
d'un vers, tendent à être de type anatonique, c'est-à-dire à s'appuyer sur une
dernière voyelle (principale) à partir de laquelle elles se regroupent en
amont.
En
analyse musicale, l'invention de pieds descendants tels que les trochées a pour
analogue et parfois corrolaire l'invention de “ mesures ”
correspondant aux portions de musique notées entre deux barres successives dans
une partition. Comme les [ta-ti] ou
[ta-ti-ti], ces unités rythmiques
supposées commenceraient par un temps fort. La division de la suite musicale
métrique en telles mesures est également linéaire et égalitaire en ce sens qu'elle
implique généralement la fiction d'une dernière mesure égale aux autres. Ainsi,
considérons, comme exemple rudimentaire, le cri rythmé “ Ma- – chin, un' chanson ”, qui se scande quand un
groupe de convives veut obliger Machin à chanter; les attaques des 4 voyelles
distinguées en gras sont séparées par des durées sensiblement équivalentes, et
la durée de la dernière voyelle, dans “ son ”, est indifférente à la régularité du cri ; à s'en
tenir à ces observations, il y a là une métrique anatonique de longueur 4 (plus
précisément en fait, deux paires de coups) et à trame d'intervalles d'égale
durée, dont le domaine a pour fin le dernier coup, donc la dernière attaque de
voyelle (la durée éventuelle de celle-ci est donc extérieure à cette métrique).
Mais
la tradition de la notation musicale avec des notes ou silence de durées
proportionnelles et des barres délimitant des “ mesures ” d'égale
durée suggère une notation et, s'inspirant d'elle, une analyse différente. Dans
cet esprit, il serait assez habituel de noter le rythme en faisant correspondre
à la succession des cinq syllabes une succession de cinq notes, par
exemple :
Ma- chin un' chan- son
croche croche double-croche double-croche croche
La durée d'une croche étant le double de celle d'une double
croche, on peut ainsi obtenir deux mesures dont chacune ait la même durée,
celle de deux croches : une mesure pour “ Machin ” et une pour “ un' chanson ”. Cela
suppose, pour “ son ”, une
durée précise d'une croche alors que sa voyelle peut être (notamment) plus
courte. Dans le même esprit, on peut attribuer à cette voyelle finale une durée
plus courte, par exemple celle d'une double-croche, voire une durée libre (par
un point d'orgue), en supposant qu'un silence d'une durée complémentaire forme
avec la note qui le précède une dernière mesure complète; ce qui revient
à donner à la durée de ce silence métrique une fin déterminée, alors qu'elle
est, en fait, indiscernable du silence indéfini qui peut succéder au cri.
Ces
artifices notationnels peuvent supporter la croyance suivant laquelle le rythme
d'un objet de type musical tel que “ Ma‑
– chin, un' chanson ” est
(mentalement) effectivement composé de membres d'égales durées dont chacun est
une suite de syllabes. Il s'agit alors de mesures de durées descendantes, en ce
sens que l'instant métrique ou ictus de chacune est son instant initial. Le
caractère fictif de cette analyse est particulièrement évident dans sa dernière
mesure, puisqu'il implique pour sa dernière syllabe-note une durée
arbitrairement métrique (ci-dessus, une croche), ou, si elle est décrite comme
plus brève, qu'une longueur déterminée du silence qui la suit soit considérée
comme métrique. Cet arbitraire analytique correspond précisément à celui qui
fait ajouter une “ voyelle ” tronquée ou abstraite à la fin d'un vers
qu'on veut analyser, malgré sa finale masculine, comme une simple succession de
trochées[17].
J'espère avoir montré
par ces exemples, empruntés à des domaines variés de l'analyse linguistique ou
rythmique, que la pertinence d'une unité linguistique n'implique pas toujours
la pertinence de son complémentaire (en termes de suite ou de catégorie), et
que la prise en compte de telles situations dissymétriques implique parfois une
révision profonde de l'analyse.
Benoît
de Cornulier
Laboratoire
de Linguistique de Nantes /
Centre
d'Études Métriques
[1] D’après l’édition des Œuvres complètes par Bertrand Marchal, Gallimard, tome I, 1998, p. 266.
[2] A la différence de la prétendue proposition incise, cette incidente est une proposition complète dans laquelle le pronom “ le ” réfère à sa base.
[3] Quand le support est au style direct comme dans ces exemples, il occupe, en tant que reproduction, une position de constituant dans l'énonciation qui inclut l'“ incise ”, mais la chose reproduite n'est pas forcément un constituant linguistique (“ Badabada, disait le perroquet ”).
[4] V. Cornulier, 2006, “ Discours direct ou indirect, libre ou dépendant et reproduction énonciative ou référentielle ”, dans Text und Sinn, Studien zur Textsyntax und Deixis, Festschrift für Marcel Vuillaume, édité par Jean-François Marillier, Martine Dalmas et Irmtraud Behr, StauFFenburg Verlag, p. 251-262.
[5] J'appelle une voyelle féminine quand elle est postérieure à la dernière voyelle stable du plus petit constituant (morphème, mot, syntagme…) qui l'inclut et inclut aussi au moins une voyelle stable (e optionnel, ou instable, étant la seule voyelle non stable) ; seul donc un e instable peut être féminin. Une voyelle non féminine est dite masculine. Généralement, la structure en constituants étant emboîtée, il suffit de savoir qu'un e instable est la dernière voyelle d'un constituant quelconque, par exemple un mot, pour savoir qu'il est féminin.
[6] Un mot jonctif est un mot devant lequel, si la continuité syntaxique s'y prête, on peut faire la liaison ; ainsi /ami/ (“ ami ”) est jonctif et /azar/ (“ hasard ”) ne l'est pas parce que devant le premier, et non le second, l'article “ les ” a la forme de liaison /lez/.
[7] Cet exemple est inspiré de ces “ vers ” du chanteur Georges Brassens (1952), de mètre 8 sur le papier : “ Les braves gens n'aiment pas que / L'on suive une autre route qu'eux ” (La mauvaise réputation).
[8] Il ne faut pas confondre la partie du vers nécessaire à la rime (cette partie commence avec la dernière voyelle masculine) avec la plus grande commune terminaison (PGCT) effective ; la PGCT peut remonter très en amont de la partie commune nécessaire dans certaines rimes dites riches ; dans la rime de “ puisque ” avec “ qu'eux ”, elle remonte au /k/.
[9] Le regretté Ted Lightner m'avait fait oralement remarquer (vers 1980?) que dans l'adjectif anglais “ gorgeous ”, le suffixe “ ous ” pouvait être reconnu sur la base du fait que le comparatif est “ more gorgeous ” et non “ *gorgeouser ”, mais sans que le reste “ gorge‑ ” soit un morphème reconnaissable.
[10] Si “ ce ” était le pronom démonstratif dans “ parce ”, il ne serait plus cliticisable comme en français pré-classique, et on prononcerait “ par ce ” comme “ sur ce ” avec un e instable stabilisé (comme *“ par ceu ”).
[11] Je distingue la tonique grammaticale, dernière voyelle stable d’un constituant (unité grammaticale) qui contient au moins une voyelle stable, et la tonique énonciative, dernière voyelle masculine d’une suite de mots qui ne coïncide pas forcément avec un constituant.
[12] Quand on prétend noter une structure en constituants par des séquences de lignes incorporant des limites de constituants, il conviendrait donc de distinguer des limites symétriques (frontières) et des limites orientées (bornes).
[13] Sur ces domaines métriques, voir Cornulier, “ Rime et contrerime en traditions orale et littéraire ”, dans Poétique de la rime, recueil édité par Michel Murat et Jacqueline Dangel, Champion, 2005, 125-178. Noter que les éléments prétoniques du vers peuvent n'être réellement antérieurs (temporellement) à la tonique que dans l'immédiateté de leur apparition ; à un niveau supérieur du travail mental, sans cesser d'être ordonnés d'une manière ou d'une autre, ils peuvent être coexistents, en sorte que la représentation linéaire ordonnant consonnes et voyelles correspond bien à la distinction des formes.
[14] On sait aujourd'hui (grâce notamment aux travaux de Juan Segui et autres) que, dans la perception du langage, la reconnaisance de la consonne d'attaque d'une voyelle n'est pas antérieure à la reconnaissance de cette voyelle même si, en tant que consonne d'attaque, elle peut être distinguée d'une consonne terminale.
[15] Il s’agit plus précisément de sa tonique énonciative (sa dernière voyelle non grammaticalement posttonique), qui coïncide ici avec la tonique grammaticale du syntagme coïncidant avec le vers (v. note 000 ci-dessus).
[16] L'accentuation “ that is ” (plutôt que “ that is ”) est supposée ici pour la simplicité de l'exemple.
[17]
Lorsque le cri est répété rythmiquement, la métrique de la suite implique que
l'attaque de la dernière voyelle d'une occurrence du cri (“ on ”) et
l'attaque de la voyelle (ou syllabe) suivante (“ a ”) sont séparées
par un intervalle de durée déterminée, mais cela ne fait que limiter la durée
de la voyelle “ on ” avant une (petite) pause éventuelle. Sur ce
problème, v. Cornulier, “ Minimal chronometric forms : On the durational
metrics of 2-2-stroke groups ” (traduction par Chistopher Miller), à
paraître dans Towards a typology of
poetic forms, recueil édité par Jean-Louis Aroui et Andy Arleo, Elsevier
(North-Holland Linguistic Series : Linguistic Variations), à paraître en
2007 ou 2008.